Poezibao donne dans le cadre de l’anthologie permanente deux poèmes de Michael Heller traduits par Auxeméry. On peut également télécharger le fichier PDF joint : il s’agit d’un dossier autour du poète, où l’on pourra lire davantage de poèmes et qui sera enrichi prochainement des versions originale des textess, en anglais.
Celan, son enseignement
Combien savent que
le nombre des créatures est infini ?
Beaucoup le savent,
leurs questions n’ont qu’un souffle à offrir.
Toute cette plénitude –
ces blessures qui jamais ne cicatriseront,
grillage douloureux
inscrit dans la mémoire.
Dire ce qui rend libre alors
dans le signe, et consacre le flux de mots
sans aucune barrière ?
La littérature, non – qui ne vaut que pour ceux
dont le monde est la demeure,
quand l’air se trouve pris dans le vase scellé,
confiné en notre
confinement, notre rapport à la terre.
Omnivore langage,
syntaxe du réel, criblage de la matière,
plus ardus pour l’entendement
que l’angélus talmudique. Et quels noirs
papillons de douleur
sur cette feuille, cette fleur ? Toi, déjà,
tu t’es avancé
au-delà du passé, de l’avenir, en une curieuse absence de voix
touchant à la parole,
et terrible et prophétique – autrement, simple
utilité : fiasco. Et donc,
c’est aux confins du mot que l’œuvre se construit,
en une ressemblance de vies
qui rejoint l’histoire d’un poème entre terre et mourir.
Traduction : Auxeméry, 24/11/2014
Lecture with Celan
How many know
the number of creatures is endless?
So many know,
only a gasp in their questions is possible.
All that fullness--
of wounds that won't scar over,
pain's grillework
persisting in the memory.
What sets one free
within the sign and blesses the wordflow
without barrier?
Not literature, which is only for those
at home in the world
while air is trapped in the sealed vessel,
contained in our
containment, our relation to earth.
Omnivore language,
syntax of the real, riddling over matter,
more difficult to ken
than the talmudic angelus. Thus what black
butterflies of grief
at this leaf, at this flower? Already you
have moved over ground
beyond past and future, into a strange voicelessness
close to speech,
both dreadful and prophetic--all else utility
and failure. And now,
the work builds to a word's confines,
to a resemblance of lives
touching the history of a rhyme between earth and dying.
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Constellations d’éveil
sur le suicide de Walter Benjamin
à la frontière espagnole, en 1940
Ceci, que tu as écrit :
« L’éternité tient plus
du frou-frou d’une robe
que d’une idée. »
Résonances étranges
qu’il faut entendre
sous des ciels bouchés
assombrissant des fleuves,
Dniepr, Havel, Èbre,
murmures contenus
entre les files
d’arbres de leurs rives…
« Dans les domaines
qui nous préoccupent,
la connaissance ne vient que
par éclairs. Le texte,
c’est le roulement du tonnerre
longtemps après. »
Ainsi, à l’avenant…
*
Ces constellations
qui ne sont pas celles des étoiles
mais les boucles de feuilles racornies
par lesquelles les arbres ont exprimé
l’idée même de l’orage. Toi, tu as vécu
dans la tempête, ta vie du dehors :
« adversités de tous bords
qui parfois ont pris l’aspect
de loups ». Ton père –
oui, l’Europe, ce fut ton père
qui t’a poussé sur les routes, la faim
au ventre, dans une constellation de villes :
Berlin, Moscou, Paris.
Là où la chouette de Minerve viendrait
à se poser, peut-être,
et sur quelque branche noire
exposer le brillant
de ses serres.
*
1940, c’est
à Paris que la bibliothèque
disparaît.
Les étagères,
vides de livres désormais –
leur douceur
au « toucher, disais-tu,
du léger ennui
de l’ordre ».
*
Feuille cornée,
une entre mille
sur ces arbres qui vont
vers ce poste-frontière.
Mais les loups noirs de France, eux
ont modifié la notion
d’éternité. En route pour
Port-Bou, la poussière luit, et
elle se mêle
à l’air salé de l’océan.
Vague de signaux depuis le train :
chaque lumière en tournant
a certainement sa signification.
Et à considérer
comme œuvre ultime
ce décor marin pour
toute citation –
tu ne permettras rien qui soit de toi –
ce sera là le volume achevé.
Absent de l’auteur ?
Et donc, absente mort ?
La mer porte inscrite
La Prière
pour les morts. Sans
auteur, et donc sans
mort aucune. Mais la feuille
en a acquis une ombre sous
l’idéal de lumière,
éparse lumière
que la père
ne reconnaît jamais.
Les livres ont quitté
les étagères,
car là, c’était paris.
Ici, c’est la route fermée
de Port-Bou
qui resplendit dans la rosée
du matin, moment de
Rédemption
qui cristallise,
tel arbre, telle feuille
à l’abord d’une frontière.
Traduction : Auxeméry, 11/08/2014
Bio-bibliographie de Michael Heller.
Un dossier plus complet, établi par Auxeméry avec plusieurs autres poèmes.