L'année 2015 est une année particulière pour la Suisse.
C'est, bien sûr, le 500e anniversaire de Marignan, le Melegnano d'aujourd'hui, défaite cuisante des Suisses et des Milanais, infligée par le jeune roi de France François 1er, le 14 septembre 1515. Cette défaite aura finalement eu au moins une conséquence heureuse pour les Suisses, puisqu'ils signeront une Paix Perpétuelle avec la France, qui ne sera rompue qu'en 1792...
Mais, 2015, c'est aussi le 700e anniversaire de Morgarten, victoire mythique des Confédérés suisses sur les troupes de Léopold 1er d'Autriche, seigneur de Habsbourg, le 15 novembre 1315. Dans son Histoire de Suisse, Jean-Jacques Bouquet résume en quelques lignes cette bataille légendaire:
"Une troupe de chevaliers et de fantassins qui marchait dans l'étroit passage entre un petit lac et les hauteurs schwyzoises de Morgarten fut assaillie par les montagnards à coups de pierres et de hallebardes - la tradition y ajouta plus tard des rochers et des troncs d'arbres. Ceux des Autrichiens qui ne furent pas massacrés se noyèrent dans le lac en voulant s'échapper."
Alain Freudiger, dans son livre éponyme, imagine que sept cents ans plus tard deux foules d'Helvètes se rendent sur les lieux et qu'elles vont, en s'y rencontrant, commémorer, chacune à leur manière, cette bataille légendaire, qui fait partie de l'imaginaire helvétique.
La première de ces deux foules est anonyme, inattendue: "La grande majorité de ces gens étaient venus seuls, répondant depuis leur ordinateur à l'appel des réseaux sociaux, appel crypté qui avait échappé à l'attention des élites, politiques, médiatiques et culturelles." Elle va se retrouver dans la position des montagnards de la bataille, au dessus du défilé emprunté par les Autrichiens.
La seconde de ces deux foules est officielle, attendue, composée des élites, politiques, médiatiques et culturelles, prête, donc, pour "un défilé militaro-culturel et historico-jubilatoire." Un spectateur trouve "drôle de se trouver dans le défilé où les Autrichiens se défilèrent et où les Suisses commémorant [vont] défiler."
Une citation célèbre de Karl Marx, en quatrième de couverture, si elle est lue avant le texte, est une préfiguration, et une illustration, pour le lecteur, de la tournure que va donner, malicieusement, l'auteur à son récit:
"Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce."
Car, tout du long, Alain Freudiger s'amuse avec cette répétition farceuse d'un événement multi-séculaire.
D'aucuns parmi les deux foules font ainsi le même constat:
Parmi les pérégrins, "certains prétendaient pourtant que les falaises n'étaient pas si hautes que ça, que le défilé n'était pas si escarpé, s'étonnaient que l'ascension ait duré si longtemps alors que le dénivelé était limité, ajoutaient même que jamais les Confédérés n'avaient jamais jeté des troncs et des rochers, tout au plus des pierres et des branches, que tout cela était exagéré: mais l'indignation fut générale et on parvint à les faire taire."
Le même texte est repris mot pour mot, quelques pages plus loin, pour relater la prétention de certains des commémorants, le passage "s'étonnaient que l'ascension ait duré si longtemps alors que le dénivelé était limité" étant toutefois remplacé par "s'étonnaient qu'on sacralise les lieux de la sorte"...
Pour apprécier ce texte somme toute rabelaisien, il faut en fait deux choses: le lire à voix haute et, quand on est suisse, avoir de l'humour...
Il faut le lire à voix haute, parce que ce texte contient des sonorités et des rythmes dignes d'un poème épique. Exemples:
"Les pruneaux s'échangeaient contre les physalis et les litchis, il y avait des pains aux poires et même quelques sushis."
"Il y avait des femmes qui regardaient ailleurs, des hommes anciens déserteurs, et des enfants qui avaient peur."
Quand on est suisse, il faut avoir de l'humour, parce que tout le monde en prend pour son grade. Exemples:
Parmi les assaillants: "Il y avait eu, comme toujours, des querelles de personnes, des luttes d'ego, des tentatives pour s'imposer leader charismatique, des pressions et des jeux d'influence."
Parmi les paradeurs: "En un mot comme en treize cent quinze, il y avait le gratin, le gotha et la crème de la Suisse, réunie dans une gigantesque parade commémorative de la Bataille de Morgarten."
Alors, il faut prendre ce texte pour ce qu'il est, une satire, séduisante, amusante, autant par la forme que par le fond, qui n'est pas sans rappeler par son côté farce la chanson L'Hécatombe de Georges Brassens... La morale de cette histoire étant qu'il ne faut surtout pas prendre les choses trop au sérieux et que le ridicule n'épargne finalement personne...
Francis Richard
Morgarten, Alain Freudiger, 56 pages, Hélice Hélas