Le 15 juillet 2014, Jean-Claude Juncker, fraîchement intronisé président de la Commission Européenne à la suite de José Manuel Barroso, se rend à Strasbourg afin de présenter son programme aux députés européens. Parmi ses mesures phares, le lancement d’un « programme ambitieux en faveur de l’emploi, de la croissance et de l’investissement ».Un programme séduisant sur le papier, mais qui repose sur un pari audacieux : mettre relativement peu d’argent public sur la table et, grâce à un effet multiplicateur hautement incertain, mobiliser une somme quinze fois plus importante de capitaux privés. En homme d’expérience, le président Juncker assure que l’essentiel de ces capitaux ira vers des investissements d’avenir et réitère son engagement en faveur des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique. Révolution énergétique ou effets d’annonce ? Neuf mois plus tard, au terme d’une gestation compliquée, il ne reste malheureusement plus grand chose de ses ambitions.
Le Plan Juncker : 315 milliards d’euros pour le charbon et le nucléaire ?
L’efficacité énergétique, axée autour de la rénovation thermique des bâtiments, remplit tous les critères du plan Juncker. Plus de deux millions d’emplois liés à l’efficacité énergétique pourraient être créés en Europe dans ce secteur d’ici 2020. Générateur de croissance et d’emplois, le secteur comporte également un volet social : grâce à une meilleure isolation, les factures énergétiques pesant sur les habitants diminuent et la pauvreté énergétique, dont sont victimes 50 à 100 millions d’Européens, tend à se réduire.L’efficacité énergétique est tout aussi vertueuse dans ses implications géopolitiques. La facture énergétique annuelle de l’Union Européenne s’élève à plus de 400 milliards d’euros, essentiellement versés à la Russie : or, chaque mètre cube de gaz économisé est un mètre cube de gaz que nous n’importons pas. Enfin, à la veille de la conférence de Paris sur le climat, l’Union Européenne se doit d’être un leader mondial dans la lutte contre le changement climatique, et les économies d’énergie constituent la voie la moins coûteuse et la plus directe pour y parvenir.Sur ce constat politique, tout le monde est d’accord. De nombreuses études reconnaissent que le secteur de l’efficacité énergétique doit être une priorité de l’Europe du XXIe siècle mais souffre d’un sous-investissement chronique. Pourtant, lorsqu’il s’agit de déployer les moyens financiers et règlementaires requis pour dynamiser le secteur, les États Membres ne se bousculent pas au portillon.- Jean-Claude Juncker
La bataille pour l’efficacité énergétique s’engage à Bruxelles
Pour parvenir à augmenter le financement de l’efficacité énergétique, une seule solution : créer dans le cadre du plan Juncker un sous-fonds entièrement dédié à ce secteur. C’est la conclusion à laquelle est arrivée un groupe d’experts rassemblant les principales banques, institutions financières et fonds d’investissements européens dans un rapport publié le 25 février 2015. C’est également la volonté des principaux acteurs du secteur. Tant les ONG que l’industrie, avec des géants comme Saint-Gobain, Philips, Schneider Electric, Rockwool ou Siemens prennent position en ce sens.Quatre parlementaires de quatre groupes politiques différents déposent un amendement portant la création d’un fonds spécial de 5 milliards d’euros pour l’efficacité énergétique : le social-démocrate danois Jeppe Kofod, le libéral danois Morten Helveg Petersen, le conservateur irlandais Sean Kelly et moi-même, au nom du groupe des Verts. L’efficacité énergétique ayant tendance à générer un effet de levier significatif, c’est plus de 50 milliards d’euros d’investissements qui sont en jeu.Cet amendement reçoit rapidement l’assentiment de la rapporteure sur le sujet, la socialiste belge Kathleen van Brempt. Mais tout le monde à Bruxelles ne l’entend pas de cette oreille. Pour différentes raisons, cette idée pourtant relativement consensuelle, dérange. Elle dérange tout d’abord les libéraux et les conservateurs du Parlement Européen, qui considèrent d’une part que seul le marché dans sa grande sagesse, et non les élus, doit décider des priorités du plan Juncker ; et d’autre part que cette idée innovante risque de compliquer les négociations et de repousser la mise en œuvre du Plan d’investissements, promis pour l’été par Juncker, le leader... conservateur.Mardi 14 avril 2015 : une victoire inattendue des progressistes
Le 31 mars, coup de théâtre. Les gouvernements français et allemand se retrouvent à Berlin pour un Conseil des Ministres conjoint. Sigmar Gabriel, pour l’Allemagne et Emmanuel Macron, pour la France, se rallient à l’idée d’un fonds spécial pour l’efficacité énergétique. De quoi faire pencher la balance. Et dans la foulée, le 14 avril, les progressistes triomphent enfin.La commission de l’Industrie du Parlement Européen adopte l’amendement contesté et donne mandat à la rapporteure, Kathleen van Brempt, de négocier l’établissement d’un fonds de 5 milliards d’euros dédié à l’efficacité énergétique. Contre les libéraux, les conservateurs et les eurosceptiques, une alliance menée par certains sociaux-démocrates et les Verts, et soutenue individuellement par d’autres députés, permet l’adoption de l’amendement soumis au vote, à une voix près.Lundi 20 avril 2015 : les leaders européens portent le coup de grâce à l’efficacité énergétique
C’est là que la machine infernale se met en branle. Le lendemain du vote en commission de l’industrie, le 15 avril, une réunion interne du groupe conservateur se tient à Bruxelles, et menace le groupe socio-démocrate de retirer son soutien au plan Juncker dans le cas où l’idée du fonds spécial pour l’efficacité énergétique serait maintenue. Un coup de bluff magistral qui porte ses fruits. Le leadership social-démocrate, tétanisé par la perspective de voir son alliance avec les conservateurs menacée par ce dossier, rend les armes.Le président de la commission des Affaires économiques, l’Italien Roberto Gualtieri et le rapporteur au sein de la même commission, l’Allemand Udo Bullmann, lancent l’assaut. Usant d’arguments juridiques hautement contestables, ils mettent en doute la compétence de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie, à laquelle les quatre auteurs de l’amendement appartiennent, à traiter de ce sujet. Le président de la commission de l’industrie, le conservateur polonais Jerzy Buzek, tente de contre-attaquer mais la pression de son propre camp est trop forte, et il se voit contraint de renoncer.Le « système Juncker » : un noyautage du Parlement Européen ?
Plus que la faillite d’individus, il s’agit de la faillite d’un système. Un système mis en place par la nouvelle Commission Juncker où la ’grande coalition’, cette alliance contre nature entre socio-démocrates et conservateurs qui permet à ces deux groupes de se partager les strapontins des nominations, règne sans partage. Un système où l’expression démocratique du Parlement et le pluralisme sont balayés d’un revers de main, sous la pression conjointe d’un calendrier démentiel et d’une poussée politique en faveur de la dérégulation.Un système où la notion même de débat est oubliée, où tous les moyens sont bons pour transformer l’institution autrefois présidée par Simone Veil en une vulgaire chambre d’enregistrement déchue de sa capacité à réfléchir, à innover, voire à provoquer.Naturellement, les enjeux environnementaux et écologiques sont les premières victimes de ce système. Dans quelques mois, l’Union Européenne devra adopter des textes afin de prolonger vers 2030 les objectifs ambitieux établis pour 2020 dans le secteur de l’efficacité énergétique, des bâtiments, et des énergies renouvelables. Le scénario du plan d’investissements risque à nouveau de se reproduire.Alors que le Parlement de Strasbourg a souvent fait valoir des positions doucement irrévérencieuses, et permis aux idées progressistes de s’imposer contre les conceptions tantôt frileuses, tantôt franchement rétrogrades de la Commission et des États Membres, la roue a-t-elle tourné ? J’espère que les discussions sur le plan Juncker auront été un coup de semonce pour faire prendre conscience aux députés européens du danger du « système Juncker ».Lire aussi : Energie : l’Europe obéit aux lobbys industriels
Source : Claude Turmes pour ReporterreClaude Turmes est député européen.Dessin : © Red ! pour ReporterrePhotos :
. Juncker : Wikipedia
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. Panneau solaire : Flickr29 avril 2015 / Claude Turmes http://www.reporterre.net/Voici-comment-socialistes-et