Magazine Asie
Un bout de terrain vague, un morceaux de sous-bois ou même, un dessous de table avec un drap. Une cachette.
Planquée sous la couette.
Repli stratégique.
C'était plus simple avant.
Petite, les dissonances de l’extérieur se pressaient moins à ma porte et quand leurs voix m'assourdissaient, les sorties de secours ne manquaient pas. Un trou dans le grillage, enjamber la rambarde, passer le portillon, et hop, me voilà partie à l'aventure dans les bois et les champs, laissant à la maison le tumulte des mots, les devoirs et les attentes.
Il y avait toujours un arbre aux branches assez basses pour m’accueillir, me tendre une main végétale et me laisser crapahuter, la peau contre l'écorce. Me laisser me planquer en haut.
En haut mais pas trop, parce que déjà, je souffrais du vertige.
Il y avait toujours un buisson, des hautes herbes sauvages, pour se glisser dans leur entrailles et construire une cabane. Un refuge vert et jaune, gras de terre, grouillant de vie et du silence organique qui taisait le chant du corps. Taisait les battements trop forts du sang dans les tempes. Taisait la batterie dissonante dans le thorax. Taisait les bourdonnements sourds.
Au pire, en cas de pluie, de vraie, celle diluvienne qui brouille tout et terrorise les parents, il y avait toujours le placard. La partie gauche. Celle aménagée spécialement avec un monde miniature qui attendait son créateur.
Des espaces secrets.
Des lieux pour se cacher.
Se cacher des parents, des voisins, des autres enfants.
C'était plus simple.
Je n'avais pas à me cacher de moi.
Pas vraiment. Pas encore.
Ici, il n'y a ni cabane, ni refuge, ni sous-bois, ni jardin. Ici il y a que du bitume, des mots, des autres et la cacophonie des pensées sous mon crâne.
Le monde est plus grand. Plus petit. Infini dans toutes ses dimensions.
Le monde est une promesse et un risque. Un espoir et un tourment. Tour à tour intouchable, indifférent, malléable, inquiétant, attirant.
Vide et plein.
Trop de bruits. Dans la mélasse des sons, je me noie. Sans cesse, les pensées s'entre-choquent. Et puis, il y a les autres, le dehors, les pollutions.
Pas de cachette.
En empilant les années, en avançant en âge, la mémoire se troue et l'espace entre le maintenant et les moments importants, se dissout. Le moi d'aujourd'hui jouxte le moi enfant. Côte à côte. Contigu.
Le besoin impérieux d'être dissimulée, protégée derrière la solidité vivante d'un tronc, la masse bienveillant d'un roc, où la fragilité oscillante des graminées, palpite encore.
Pourtant, il n'y pas plus de cachette. Alors, parfois, le besoin se transmute. Étouffé, sans oxygène, pourtant, il ne meurt pas.
Je n'ai pas de cachette.
Mais j'ai des mots. Et un arbre dans mon dos.
Pour lutter contre la tempête qui fait rage dans ma tête, contre les sons hurlants insupportables qui se fracassent à l'intérieur, fragilisant à chaque vague l'harmonie chèrement acquise, j'écoute des sons ordonnés en mots, en histoire, des sons ordonnés en notes, en musique. D'autres sons pour taire les pensées.
Difficile de se cacher de soi-même. Ces sons-là dissimulent le chaos. Toujours à l'affut. Juste un répit. Un repli. Un soupçon de déni.
Il existe des humains sans chaos permanent dans leur tête. Sans champs de guerre intérieur, sans chant cosmique si puissant qu'ils atomisent tout, même l'âme.
Il existent des humains qui ne regardent pas le monde en envisageant tous les possibles, en contemplant les passés qui ne seront jamais.
Des humains pas à vif. Pas à fleur de peau.
Je les envie un peu.
Mais, peut-être ont-ils aussi besoin de cachette ?
Dans ma tête, les lieux se dessinent.
La forêt abonnée en face de la maison. Avec le trou dans le grillage et les arbres aux fourrés si denses qu'il fallait parfois ramper. La forêt soudain nettoyée, après que le manoir eut été racheté. Des poteaux de béton profondément enfoncés et un grillage flambant neuf, d'argent mat, si haut. Et un nouveau trou, dans la partie de la clôture qui longeait le terrain vague. Des copains du voisinage, plus grands et plus dégourdis, étaient passés un jour avec une pince coupante. La forêt maintenant habitée de biches, plus proprette, moins sauvage, toujours là, en cas de besoin.
Le terrain vague, au bout de la route qui mène nulle part. Le goudron qui agonise sous l’assaut des touffes de gazon et se transforme en une butte biscornue. Tous les papas du quartier venaient là vider leur brouette de déchets végétaux. Derrière, une étendue immense. Un terrain de jeu magique. Plusieurs fois, la friche devenue bébé-forêt a été rasée. Dans les sillons des engins de chantiers, la glaise retenait l'eau. Des myriades d'insectes et même des têtards. Autant de flaques à explorer.
Plus loin, après la ferme, accessible par un chemin de boue où la voiture de maman s'est une fois enlisée, il y avait la mare. La mare aux têtards. Avec l'eau croupie et moi au milieu. Le haut des bottes en caoutchouc plusieurs centimètres sous la surface. Un sourire jusqu'aux oreilles. Je cueillais des joncs. Je capturais des tritons.
Et la vraie forêt. Celle qui s’étendait sur des kilomètres et où il fallait suivre la route pour ne pas se perdre. La piste cyclable serpentait entre les chênes, les hêtres et les boulots éclatants. Bien sûr, rester sur le bitume n'avait aucun intérêt. Après une descente avec un tournant en tête d’épingle où la peau de mes genoux est indubitablement incrustée à jamais dans le goudron, il suffisait d’emprunter un chemin de tête pour arriver jusqu'au lac.
Ces eaux, retenues par une digue piteuse, s'écoulent encore en moi. La lumière tamisée par la canopée dentelle. Les rayons qui dessinent sur la terre des symboles mystérieux. L'impression d'apnée. Comme au fond de la mer. Lever la tête. Contempler les bandes scintillantes, les routes entre nous et le ciel, chaudes et vibrantes d'insectes, de particules presque invisibles. Elle dansent avec les feuilles, au rythme du vent. Le bruissement des instruments végétaux avec, de temps en temps, le solo d'un oiseau.
Autant de cachettes.
Le fond de la Méditerranée, le rose et le jaune grisâtre des anémones, les points bruns des oursins, le kaki des longues algues ondulantes. La terre noire du sous-bois et son odeur rassurante de pourriture vivante. Une ombrelle discrète de champignon. Le tapis sec et stérile des aiguilles de pins. Les fleurs des champs ; ces « mauvais-herbes » amis des enfants. Plantes magiques de décoction de sorcières. La pénombre de quelques planches vermoulues et de morceaux de bois assemblés en un abri précaire.
Évoquer leur vertus protectrices, sentir le parfum de la forêt, de la prairie, le goût du sel et de la terre, calme les rugissements dans ma tête. Soudain, le chaos épuisant qui vit en moi inspire, se suspens.
Un instant de calme.
Le chaos vit. Existe.
Je ne peux rien faire contre lui.
Rien faire pour arrêter le flux continu des pensées et idées.
Par contre, de temps en temps, je m'en extrais. Ailleurs dans ma tête. Dans une cachette intérieure. Pour une poignée d'heures précieuses, laisser passer l'orage. Laisser courir le vent et ses écharpes de givre.
Me retirer de moi.
Mettre en pause mes mondes. Sentir sur mes lèvres la fraîcheur des feuilles, sous mes mains la rugosité de l’écorce. Son odeur âcre. J'oublie le ramdam de mon cœur, le froid dans mes os, les tremblements de mes doigts. Un moment, je me désincarne. J'abandonne mon cerveau, cette éponge rose et agitée de spasmes qui cause tant d'émois et de bordel.
Je débranche, déconnecte et part en promenade dans un lieu inaccessible. Mon refuge. Ma cachette. Un lieu qui n'est pas. Un lieu unique et multiple. Habité d'élémentaires. Habité de vie. Un chaos libre, que personne ne tente d'apprivoiser ou de ranger.
Un chaos reposant.
De retour chez moi, dans mon crâne de grenouille, je contemple le désastre, songe que ce n'est pas si grave, pas si terrible. Que le tohu-bohu jacassant de mes pensées ne mérite pas toujours d'être écouté, et que parfois, quand on arrête de prêter attention, soudain, une musique naît, s'élève dans l'air renouvelé. Il suffit s’arrêter de scruter, de détourner son attention pour qu'enfin, le dessein apparaisse.
L'harmonie se révèle.
Copyright : Marianne Ciaudo