Délits d’Opinion décrypte les chiffres mais aussi les mots. Cette rubrique s’intéresse aux propos spontanés exprimés par les Français dans le cadre d’enquêtes d’opinion, c’est-à-dire des commentaires recueillis par le biais de questions ouvertes, laissant aux répondants toute latitude de formuler, avec leurs propres mots, leur ressenti. Au-delà des chiffres, l’intérêt est ici d’analyser les dires des Français, ce qu’ils pensent et la manière dont ils l’expriment, afin de mieux comprendre leur état d’esprit et les grilles de lecture auxquelles ils font appel. Cette approche permet en outre de donner la parole aux personnes s’exprimant spontanément sans intervention d’un acteur extérieur.
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Premier terme initiant cette rubrique : l’engagement. Suite aux attentats ayant touché la France en janvier dernier, Le Président de la République a confié au Parlement la mission de faire émerger de nouveaux moyens de promouvoir l’engagement citoyen, et par là, le sentiment d’appartenance à la République française. L’ambition, non-cachée, de cette réflexion : faciliter le vivre-ensemble et éviter toute dérive d’individus, menacés par l’anomie et pouvant être sensibles à la radicalisation ou la sectarisation.
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Dans le cadre de cette réflexion, l’institut Harris Interactive a mené un dispositif d’enquête afin de mettre au jour le sens de l’engagement aujourd’hui pour les Français. Spontanément, que signifie ce terme pour les Français, qu’ils se définissent ou non comme « engagés » ? Quelles sont les raisons permettant d’ailleurs de s’attribuer ce qualificatif ? Ou, au contraire, conduisant à le rejeter ? Les solutions mises en avant par le Sénat et l’Assemblée pour favoriser l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine – notamment le contrôle des flux migratoires, le renforcement de l’autorité à l’école et le dialogue « franc » avec l’Islam pour le premier ; le vote obligatoire, la promotion de la citoyenneté et la lutte contre la reproduction des élites pour la seconde – entrent-elles en résonnance avec les conceptions spontanées des Français ?
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L’engagement, un rapport à autrui et aux valeurs collectives…
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L’analyse des réponses spontanées des Français à la question suivante : « Lorsque l’on parle d’ ‘engagement citoyen’, quels sont tous les mots, toutes les impressions qui vous viennent à l’esprit ? »
démontre que l’on s’engage nécessairement par rapport à un référentiel collectif : par rapport à des valeurs partagées, dans le but d’aider d’autres personnes… L’engagement est en effet fortement associé au vocable de « la solidarité », de « la fraternité » mais aussi à celui de « la responsabilité », autant de valeurs au cœur de la vie en société. Plus encore, l’engagement consiste à se mettre « au service » : au service d’autrui, au service de valeurs, au service de la France. Il s’agit par exemple de « s’impliquer », de « participer », de « partager », d’« aider » et de « s’entraider », tous ces verbes d’action donnant à voir des individus en mouvement au cœur d’un collectif.
L’engagement citoyen passe en outre par le respect de ses « devoirs » et l’exercice de ses « droits », définis dans la loi, en premier lieu desquels payer ses impôts et voter lors des élections, mais aussi plus généralement par le respect des règles de la vie en société. Plusieurs personnes mentionnent que, pour elles, l’engagement citoyen consiste tout simplement à faire preuve de « respect », de « civisme » et/ou de de « patriotisme »… Le constat duquel est parti le Président de la République pour lancer la mission confiée au Parlement est donc étayé : l’engagement citoyen a bien à voir avec l’adhésion aux valeurs de la République et au vivre-ensemble, l’un pouvant sans doute renforcer l’autre et vice-versa. Les champs lexicaux utilisés par les Français mettent en effet au jour les racines de l’engagement dans le lien social et dans une certaine conception de l’éthique ou de la moralité sociale.
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Nuage de mots des réponses des Français à la question : « Lorsque l’on parle d’ « engagement citoyen », quels sont tous les mots, toutes les impressions qui vous viennent à l’esprit ? »
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… mais qui passe désormais avant tout par des actions individuelles
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Cependant, lorsque l’on s’intéresse aux justifications des personnes se définissant comme « engagées » ou « non-engagées », force est de constater que les formes d’engagement ‘traditionnelles’ collectives apparaissent pour partie dépassées. Certes, les personnes se considérant non-engagées mettent en avant le fait qu’elles ne sont insérées dans aucun collectif : ni association, ni parti politique, ni syndicat… Mais cela est pour mieux souligner l’absence d’efficacité perçue de ces engagements. Certaines revendiquent même une forme d’auto-centrisme, plus ou moins contraint par la situation actuelle du pays : « je n’attends rien des autres, je vis principalement pour moi » ; « je ne fais pas assez de choses car rejeté de la société (chômage) ». Dans les propos de ces citoyens se définissant comme plutôt pas ou pas du tout engagés – soit tout de même un tiers de la population nationale – on ressent en outre un puissant rejet de la vie politique, qui devrait être le parangon de l’engagement et constitue aujourd’hui au contraire un fort repoussoir : « Assez de se faire marcher dessus par des minorités à des fins électorales pour que nos politiques puissent continuer à se partager le gâteau » ; « J’estime que tout engagé est exploité dans l’intérêt des politiques qui ne pensent qu’à eux » ; « Je ne peux pas dire que je me sente français, n’étant pas très écouté par les politiques ». Relevons que si certains expriment une forme de culpabilité de ne pas en faire assez, nombreux rejettent la faute de leur non-engagement sur autrui, et en premier lieu les responsables politiques. Au final, le lexique utilisé par ces répondants et la force des négations traduisent un repli assez prononcé, entre regret, fatalisme et amertume : « Je me laisse porter » ; « Je ne fais pas grand-chose en dehors de m’occuper de ma famille »…
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Nuage de mots des réponses des Français se déclarant non-engagés à la question : « Pour quelles raisons vous considérez-vous comme un citoyen ‘non-engagé’? »
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Les « non-engagés » se définissent comme tels avant tout parce qu’ils apparaissent non-convaincus du bien-fondé de s’insérer dans une action collective. Quant à ceux qui s’attribuent le qualificatif d’engagé, ils font pour partie référence à des collectifs (associations, formations politiques…), mais en mineur. Notons que les deux principales actions mises en avant par les personnes s’estiment « engagées » sont l’acte de voter et le fait de payer ses impôts. Bulletin dans le secret de l’isoloir et remplissage de sa feuille d’impôt, le plus souvent devant l’écran de son ordinateur ou attablé à son bureau, deux actions solitaires. Qui certes ont des retombées collectives – participer à la démocratie représentative et au financement de la solidarité nationale – mais qui ne nécessitent pas de mise en relation directe avec autrui.
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Nuage de mots des réponses des Français se déclarant engagés à la question : « Pour quelles raisons vous considérez-vous comme un citoyen ‘engagé’? »
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Relevons également que quelques-uns mentionnent spontanément se sentir engagés par le fait de trier leurs déchets. Là encore, il s’agit de protéger l’environnement, notamment pour les générations futures, mais aussi d’une action menée dans l’intimité du foyer. Ces gestes personnels « citoyens » sont davantage mises en avant que l’appartenance à une association, le militantisme ou encore le fait d’être élu parents d’élèves, d’œuvrer dans le syndicat de propriétaires de son immeuble ou d’assister aux réunions locales, même si ces formes d’engagement continuent d’exister : « J’ai toujours voté, je n’ai jamais triché avec le fisc, j’ai souvent manifesté. » ; « J’ai des idées bien arrêtées et je m’efforce de respecter celles des autres lorsqu’elles sont républicaines, j’ai des idéaux de liberté, de justice, de tolérance, je vote, je paie mes impôts, je respecte les lois et je fustige les voleurs et les tricheurs, bref je défends les idées de la République quand c’est nécessaire. » L’engagement semble avant tout une posture individuelle, qui se traduit également par le respect des lois et des règles, et par l’expression de respect pour son pays, voire, dans certains cas, de l’amour pour celui-ci. Mais sans que cela nécessite forcément aujourd’hui – aux dires des citoyens – le fait d’agir collectivement : agir pour « le bien de la collectivité » mais pas « en collectivité ».
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Ces glissements sémantiques interrogent : l’engagement collectif, tel qu’il a existé, est-il une image d’Epinal en voie de disparition et définitivement dépassé ? Le recul du nombre d’adhérents dans les partis politiques, la désyndicalisation du pays signifient-ils la fin de toute forme d’engagement conjuguée au pluriel ? Qu’en est-il du développement de la démocratie participative ? Quelles seraient les solutions permettant de redonner de l’élan à de tels engagements et de faire en sorte que ceux-ci renforcent le sens d’appartenance à la Nation, à la République ? Et ce afin que la mission telle que définie par le Président de la République soit pleinement remplie. L’analyse des réponses des Français laisse entrevoir deux conditions / solutions : rendre l’engagement collectif le moins « contraignant » possible (promouvoir un engagement à géométrie variable, en fonction des envies et des possibilités de chacun, aux différents moments de la vie, et non nécessairement canalisé dans des formes très institutionnalisées) et le plus « reconnu » possible (rendre concret l’intérêt retiré par les personnes faisant la démarche de s’engager, comme le permettrait par exemple la validation des acquis de l’expérience suite à un engagement associatif, mesure plébiscitée par les Français).
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Si cette analyse des propos des Français ne nous permet pas de juger pleinement les propositions émises par le Sénat et l’Assemblée Nationale, on peut néanmoins s’interroger sur l’accueil qui pourrait être réservé aux dimensions visant à contraindre ou à institutionnaliser l’engagement citoyen (stage obligatoire dans une association, cérémonie de citoyenneté, etc.). Pourtant, soulignons que les Français demeurent un peuple qui n’est pas à une contradiction près, abandonnant des collectifs d’engagement perçus comme trop astreignants et insuffisamment efficaces, mais soutenant majoritairement l’instauration du vote obligatoire, exigeant que chaque citoyen exprime un choix à toutes les élections.