A côté de la « Tempête décisive » – nom donné par les Saoudiens à leurs bombardements sur le pauvre Yémen (plus de 1 200 victimes selon l’ONU) – la « tempête dans un verre d’eau » qu’a suscitée la dernière chanson de la Libanaise Elissa paraît sans nul doute assez futile. On peut malgré tout y consacrer quelques lignes car cette histoire affligeante de médiocrité est bien dans l’air du temps.
Tout commence par la diffusion à la fin du mois dernier, via Internet, de la dernière production de cette vedette, habituée des charts, des studios TV, ou encore des pubs pour Pepsi, lunettes de soleil et autres maillots dans les pages people de la presse spécialisée. Horreur et stupéfaction ! Celle qui fait en ce moment partie du jury de la version arabe de The X Factor sur la chaîne saoudienne MBC a jeté son dévolu sur Mawtinî (موطني/ma patrie), LA chanson patriotique arabe par excellence. Bien qu’il s’agisse paraît-il d’un très grand succès (plus de 700 000 visionnages à ce jour sur YouTube), ou plutôt à cause de cela précisément, on se déchire sur les réseaux sociaux pour applaudir cette initiative, ou pour la vouer aux gémonies…
Sans conteste, un lourd héritage historique pèse sur cette chanson écrite par le poète palestinien Ibrahim Touqan (إبراهيم طوقان) en 1936 à l’aube de la grande révolte arabe en Palestine mandataire. Elle est immédiatement mise en musique par un des frères Flayfel, les pionniers de la « chanson révolutionnaire » arabe pour reprendre le titre d’un ouvrage qui leur a été récemment consacré. Sans surprise, mais avec pas mal de lyrisme, les paroles (très mal traduites, mais au moins cela existe) s’ouvrent sur la beauté de la patrie pour enchaîner très vite sur le combat de la jeunesse qui, refusant l’occupation, « jamais ne sera esclave » !
Longtemps, le poème d’Ibrahim Touqan a servi d’hymne national officieux en Palestine, jusqu’à ce que l’OLP le remplace par Bilâdî, bilâdî (بلادي بلادي/Ô mon pays), d’autant plus facilement que les Israéliens étaient paraît-il farouchement opposés à l’ancienne version. Pour autant, Mawtinî n’allait pas disparaître des mémoires, bien au contraire. Amjad Nasser, romancier et poète né en 1955, raconte ainsi que, dans son école en Jordanie, tout le monde était persuadé qu’il s’agissait du véritable hymne national jordanien ! Jusqu’à ce que les autorités finissent par l’interdire, à partir du moment où les Irakiens allaient en faire leur propre chant patriotique. En réalité, il s’agissait encore à cette époque d’un chant homonyme mais, effectivement, en 2003 le pro-consul étasunien Paul Bremer allait décider (je n’invente rien !) pour les Irakiens que le poème du Palestinien Touqan mis en musique par le Libanais Flayhel serait dorénavant leur hymne national !
Que reproche-t-on à la version interprétée par la très photogénique Elissa ? Tout d’abord d’avoir éventuellement pillé les droits d’un autre interprète, en l’occurrence Murad Swaytî (مراد سويطي). Si les paroles et la musique de Mawtinî relèvent bien entendu du patrimoine commun, ce jeune Palestinien avait enregistré, il y a un an ou deux, une version très sentimentale du vieux chant nationaliste et c’est sur cet arrangement que lui et son producteur ont, en vain semble-t-il, tenté de faire respecter leurs droits.
Mais de toute façon, bon nombre de protestations s’élèvent en réalité contre toute prétention à faire de ce chant de révolte et de combat un hymne à la nostalgie nationale. Plus encore qu’avec Murad Swaytî, Mawtinî, dans l’adaptation faite par Elissa qui s’est depuis toujours spécialisée dans ce registre, prend des allures de bluette romantique. Pire, peut-être en raison de son accent libanais, elle massacre le très martial « T » emphatique du mot patrie, qui fait résonner dans les imaginaires arabes la patrie arabe pour en faire un petit « t » de rien du tout, comme si la belle chanteuse ne savait que se mourir d’amour (mawTinî.موطني devenant quelque chose comme mawtini/موتني…)
Derrière ces querelles, il y a en réalité un conflit bien plus important, dont le véritable enjeu est la propriété morale de ce morceau de la mémoire politique arabe du XXe siècle. En parfaite opposition avec une autre vedette libanaise, Haïfa Wehbé, qui n’hésite pas à afficher son ardente sympathie pour Hassan Nasrallah, Elissa, en effet, ne fait pas mystère de son penchant pour les idées défendues par les Forces libanaises qui ont toujours combattu, y compris par les armes, les partisans de la grande nation arabe. Pour beaucoup par conséquent, entendre celle qui avait eu naguère des paroles très peu compatissantes vis-à-vis des victimes civiles des attentats au sud de Beyrouth susurrer une mélodie sirupeuse sur le symbole du combat national arabe, c’est juste inadmissible. Et dès lors, voir que le « docteur » Geagea, actuel patron des Forces libanaises en dépit de tous ses sanglants « errements » durant la guerre civile, envoie ses félicitations à l’interprète, cela vaut confirmation, pour beaucoup, que rien de tout cela n’est dû au hasard bien au contraire.
A leurs yeux, l’égérie des jeux télévisés saoudiens n’est pas tombée par accident sous le charme de la vieille marche patriotique. Maintenant que rien ne s’oppose plus à ce qu’ils soient les nouveaux « patrons » du monde arabe, les Saoudiens et autres puissances néfastes (presque l’anagramme de naft, pétrole, en arabe) de la Péninsule arabique sont bien décidés à renouveler à leur manière, c’est-à-dire à la vider de tout contenu, la mémoire de l’arabité/arabisme (عروبة).