Wulf Kirsten aura 81 ans en juin prochain. Ce poète allemand est né en Saxe et vit en Thuringe. Il a commencé à publier vers la fin des années soixante, son œuvre a été distinguée par de nombreux prix littéraires, du temps de la RDA comme après l’unification allemande. J’avais traduit un bref poème de lui pour le numéro de la revue Europe de l’été 1973 consacré à la littérature de la RDA. Mais c’est Stéphane Michaud qu’il faut saluer ici : depuis quelques années son travail exigeant, précis et talentueux permet aux lecteurs francophones de découvrir enfin la voix singulière de Wulf Kirsten dans la poésie allemande contemporaine. Après les poèmes de Graviers (Belin, 2009), les souvenirs de Les Princesses au jardin potager (Le Félin, 2012), voici les poèmes d’Images filantes, édition bilingue publiée à La Dogana, avec une préface de Michel Deguy. Dans sa postface, Stéphane Michaud écrit : « La grande voix qui domine et éclaire le livre est la langue elle-même, que Kirsten sert de façon incomparable (…) S’il y a bien une trahison, insupportable aux yeux du poète, c’est la dénaturation du langage, sa torsion par l’idéologie, qu’elle soit celle des régimes politiques autoritaires ou, aujourd’hui, celle des marchés. »
[Alain Lance]
l’ordre du monde
un territoire qu’un fil seul
rattache à l’ordre du monde :
le rebut est livré à la loi de la pesanteur,
les décharges disséminées partout,
les talus envahis de détritus,
de monotones villages-dépotoirs ;
un rayon d’espoir surgit-il ici ou là,
aussitôt un nuage chargé de pluie le couvre,
l’atmosphère ambiante
fait du présent chose déjà posthume ;
les feuilles frémissent par-dessus les toits dépouillés
de leurs ardoises, le vent y souffle ses patenôtres
à travers les poutres, comme si les arbres
s’envolaient en battant des ailes,
un oiseau de nuit en appelle un autre
ou clame sa souveraineté sur son domaine :
ô toi, mon Abdère*, pays imbu de toi-même,
caillouteux et rebelle,
rythmé par ses collines,
chez toi, semblait-il, le ciel a parqué
une humanité en bout de course.
(*) Ville que le roman de Wieland, Les Abdéritains (1774) a érigé en symbole de la médiocrité de la petite bourgeoisie. Kirsten voit ici sa région natale avec une tendresse mêlée de dépit.
[une des nombreuses et fort utiles notes rassemblées par le traducteur en fin de volume]
zur weltordung
ein erdenfleck, der weltordung
notdürftig angehängt mittels grundfaden,
das abfällige auf erdanziehung bedacht,
weithin verzettelte schutthaufen
böschen einvernehmlich abgewohntes verderben,
ausgebrackte, eingeschmolzene dorfansichten,
ein ortsgebundener hoffnungsstrahl,
rasch wieder regenverhangen zugewölkt,
in eine posthume gegenwart versetzt
obwaltender umstände halber,
laubrauschen über entziegelten dächern,
denen der wind das vaterunser
durch die sparren bläst, als flögen
die bäume flügelschlagend davon,
ein nachtvogel ruft jemanden zu sich
oder pocht gebieterisch auf sein revierrecht,
o du mein Abdera, das um sich selbst
kreist und die kiesstirn bietet,
erwiesenermaßen hinlänglich ausgehügelt,
es war, als hätt der himmel
die menschheit endgelagert.
•
citoyen de la terre
gamin, que fera-t-on
de toi, gaucher comme
tu es et bon à rien ?
bouvier, ça allait encore
même au plus sot, mais un
jean-les-bouquins comme toi,
un paresseux de ton genre
y a rien à en faire.
ôte-toi de la tête
ta lubie de sauge,
cultiver des simples,
laisse-moi rire,
avec ce genre de fadaises
tu ne feras jamais ton beurre, toi
et tes savoirs de famine,
une école d’horticulture
tu n’y gagneras même pas
le sel pour saler la soupe ; j’ai poussé la brouette,
j’ai lancé au couvreur sur le toit des tuiles par paquets de deux,
déchargé à la pelle des camions de ciment,
monté à l’échelle, sur l’épaule, des sacs d’un quintal,
l’expert en arbres que j’étais
savait écorcer les fûts,
le scarabée doré
rivalisait de vitesse avec moi,
aux champs, allons-y que je manie la bêche,
que je déracine, arrache
et sarcle, ̶ ce fourbi
je l’ai quitté, village, va te faire …
je te vois encore rétrécir,
jusqu’à pour moi
te réduire à rien.
erdenbürger
junge, was soll bloß aus dir
mal werden ? linkshänder
und zu nischde geschicke,
zum ochsenkutscher war noch
der dümmste nicht zu dämlich, aber
so ein schwartenheini wie du,
mit solch einem faulpelz
kann keiner was anfangen,
schlag dir deinen melissetick
bloß aus dem kopf, teegärtner,
daß ich nicht lache, mit derlei
hirngespinsten kommst du
auf keinen grünen zweig, du
mit deinen brotlosen künsten,
an einer höheren baumschule
wird nicht das salz
an die suppe verdient, karre
geschoben, ziegel im doppelpack gefackt,
zement aus güterwagen geschaufelt,
zentnersäcke geschultert treppauf,
der baumkenner wußte, wie
die hölzer gespellt werden
wollten, der goldlaufkäfer lief
mit mir um die wette, zum ackerwerk
angesetzt, krell erhebe dich,
ausgeklengelt, abgestockt
und abgestochen, den bettel
hingeworfen, dorf, du kannst mich,
und ich seh noch, wie es sich
verwinzigt, bis ichs
auf den kleinsten punkt gebracht.
Wulf Kirsten, Images filantes, préface de Michel Deguy édition bilingue La Dogana, 2015.