Ce billet constitue la suite d'une série de billets sur "Les pairs et le cluster". Il évoque les problèmes de culture du numérique, de l'évaluation et de l'édition électronique, qui sont au cœur des enjeux des futures évaluations de la recherche.
Les billets précédents étaient :
1. Les rapports sur les revues
2. Les faiblesses des enquêtes
3. Ouvrir les horizons
Il ne suffit pas d'une masse critique de documents scientifiques identifiés et indexés. Il faut, surtout, une masse critique d'utilisateurs avertis. Il n'est en effet pas secondaire de disposer d'une conscience de l'impact de ce que l'on fait lorsqu'on produit du contenu en ligne. Avoir un minimum de conscience des règles du jeu. Cela implique la maîtrise d'un vocabulaire minimal concernant Internet. Il faudrait en effet que l'usager lambda du système puisse distinguer Internet, le Web et le courrier électronique ; distinguer les applications offline des applications online ; distinguer le moteur de recherche du réseau qu'il indexe partiellement ; maîtriser les notions d'URL et d'identifiant unique, … Surtout, comment les instances d'évaluation de la recherche vont-elles utiliser le vaste corpus numérique savant qui est en cours d'émergence ? Les auteurs doivent pouvoir deviner, anticiper et connaître les utilisations possibles de leurs écrits, sous toutes leurs formes. Bref, pour pouvoir s'approprier le système, et permettre son développement, il faut être en mesure de le manipuler. Ce n'est pas là tricherie ! C'est le début de l'appropriation, le prodrome de la conscience d'un monde nouveau, les prémices de sa prise en compte.
Appropriation
Sans appropriation du numérique par les chercheurs, donc, point de salut. De grands mouvements de formation et de sensibilisations des chercheurs, jeunes et moins jeunes, semblent s'imposer. Tous, ou presque, ont été formés dans un écosystème éditorial analogique. Pour les faire passer du côté (clair ou obscur) du numérique, la diffusion de compténces s'impose. Cela ne passera pas par l'enseignement scolaire d'un outil pour l'outil. Il ne s'agit pas de former à une technique comme on apprend à marcher. Mais à une technologie comme on apprend à lire et à écrire. En y donnant du sens et de l'autonomie. Les chercheurs sont des usagers du numérique comme des lecteurs d'une bibliothèque sont des usagers de celle-ci. Il faut donc également éviter les leçons ex-cathedra sur le sexe des anges numériques, comme aime souvent à en donner l'université française.
On proposera, modestement, la formation par l'usage, comme la plus féconde potentiellement, à condition qu'elle soit systématiquement placée dans un contexte et intégrée à des enjeux scientifiques et politiques, méthodologiques et heuristiques. Cette approche risque de ne pas être très populaire à l'université car elle semblera, au premier abord, technophile et gadgetophile. Mais ne vaut-il pas mieux mettre à disposition de la communauté scientifique des « jouets » immédiatement utiles, suscitant à la fois usages et contenus ?
Quoi qu'il en soit, il paraît déraisonnable de vouloir penser l'évaluation de la recherche à l'aune du numérique sans avoir tâté, ne serait-ce qu'un peu, de web social, de syndication de contenus, de CMS, d'écriture en ligne, de lecture en ligne, de citation en ligne, de recherche en ligne [1]… dans le cas contraire, le débat pourrait se résumer à des arguties sans fondement, comme celles d'un historien appelant à une réforme des archives sans y avoir mis les pieds, à un géographe appelant à une nouvelle écriture cartographique sans avoir lu une carte IGN et tâté des Systèmes d'informations géographiques. Restons sérieux ! Retournons, en ce cas, à nos amours du papier, pour le papier, par le papier, sur le papier. Attendons, sagement que le rouleau compresseur numérique emporte notre monde en ignorant la richesse de la matrice qui l'a enfanté durant des millénaires…
Une nouvelle donne documentaire est-elle possible ?
In fine, le numérique universitaire devrait déboucher sur de vastes moteurs de recherche scientifiques. Il serait de bon ton qu'ils relèvent du service public, ou qu'ils soient largement encadrés par la communauté scientifique qu'ils ordonnent, afin d'éviter leur brouillage –voire leur opacité– par des enjeux commerciaux.
On pourrait donc imaginer des moteurs de recherche scientifiques de service public…
Ils associeraient des gisements de contenus scientifiques alimentés par des humains (les pairs) à une puissance de calcul considérable (les fermes de serveurs, les clusters). Ils seraient au débouché d'un ensemble d'indicateurs. Les résultats seraient affichés selon différents algorithmes, qui seraient transparents et explicites, et qui valoriseraient des logiques différentes, afin de refléter la complexité du dossier. Ils indexeraient un corpus circonscrit, de façon à ne pas avoir à contourner sempiternellement le spamdexing et autres tricheries des vendeurs de Viagra. Ils seraient policés avant tout par la mise en lumière permise par la mise en ligne, secondairement par des dispositif de détection des plagiats et des doublons. Ils réduiraient, dans la mesure du possible, l'opposition entre les supports (papier et électronique), tout en s'appuyant sur un système simple et fiable d'identifiant unique des documents scientifiques (aujourd'hui, le DOI peut-il être concurrencé ?) Ils constitueraient une base pour tenter de mettre au point des indicateurs de citations plus intéressants et plus représentatifs que ceux qui constituent, trop souvent, la loi d'airain de la recherche. La difficulté méthodologique d'une telle entreprise, évidente, ne peut suffire à en repousser la perspective. La constitution d'outils de mesure de fréquentation certifiés ne pourra pas, elle non plus, être évitée.La perspective qui se dégage n'est pas exempte de risques, sans doute supérieurs à ceux qui existaient dans l'univers analogique.
[1] Combien de chercheurs en SHS utilisent OAIster ? combien savent qu'il existe d'autres outils que Google et Jstor ?
Crédits photographiques : "Paris 12e arrondissement", par Main Blanche, licence CC.