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Toutes les manifestations de cette décadence découlent de lalogique de « l'économie de marché » dont l'étape dernière est devenuela religion dominante, mais une religion qui n'ose pas dire sonnom : le monothéisme du marché.Le marché est un lieu d'échange contemporain de toute sociétéimpliquant une division du travail. Depuis la préhistoire, où desateliers et des stocks de silex taillé témoignent qu'ils n'étaient pasdestinés à un usage personnel, mais à un troc contre d'autresmoyens de vivre, jusqu'au traditionnel marché de village, où l'onapporte ses oeufs, ses poulets, ses légumes pour les vendre enéchange d'autres produits d'outillage ou d'habillement, ou pourpayer les services du maréchal-ferrant ou du barbier.De l'une à l'autre forme de marché il y a une première différence: l'existence d'un intermédiaire, la monnaie, servant, à l'origine,d'instrument de mesure pour ramener à un dénominateur communles produits de travaux différents en qualité et en quantité. Mais cemarché demeure un moyen de communication et d'échange. Lesfins dernières de la vie se définissent en dehors de lui, établies pardes hiérarchies sociales, des morales implicites ou explicites, desreligions qui n'ont en lui ni leur origine ni leur fondement.Le marché ne se transforme en une religion que lorsqu'il devientle seul régulateur des relations sociales, personnelles ou nationales,seule source du pouvoir et des hiérarchies.Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de faire l'histoire de cette mutationau terme de laquelle toutes les valeurs humaines deviennent desvaleurs marchandes, y compris celles de la pensée, des arts ou desconsciences.Nous nous contenterons de dégager les conséquences, économiques,politiques, spirituelles, de la phase ultime de ce cycle, etd'esquisser quelques pistes pour nous libérer de ce réductionnismeet de cette entropie humaine en laquelle certains théoriciens américainsdu Pentagone et leurs disciples à travers le monde voient,selon le titre du livre de Fukuyama, La fin de l'histoire.Alors qu'il s'agirait, si cette dérive arrivait à son terme, d'une finde l'homme en ce qui le caractérise : la transcendance du projet,contre l'abandon à des déterminismes économiques tenus pour loisnaturelles, au même titre que les spontanéités instinctives, animales,qui régnent seules dans les mers, ou les gros poissons senourrissent en dévorant les plus petits, où sur la terre, dans le gaspillagebiologique de milliards de germes ou de spermes pour laformation hasardeuse d'un embryon.Ce qui caractérise en effet ce monothéisme du marché, ce « libéralisme» totalitaire, c'est le mépris de la liberté de l'homme, lemutilant ainsi de sa dimension spécifique : n'être pas une résultantedes lois de la nature, mais au contraire être capable de former desprojets qui ne soient pas le simple prolongement du passé, de sesinstincts animaux, de son intérêt individuel.Adam Smith déjà prônait cette abdication :« Les grandes lignes d u monde économique actuel ont été tracées nonpas suivant un plan d'ensemble sorti du cerveau d'un organisateur et délibérémentexécuté par une société intelligente, mais par l'accumulation detraits sans nombre, dessinés par une foule d'individus obéissant à uneforce instinctive et inconsciente du but à atteindre. » (Recherches sur lanature et les causes de la richesse des nations.)D'Adam Smith à Friedrich Von Hayek, en passant par Bastiatet Friedman, la notion de projet est systématiquement récusée.Milton Friedman écrit :« Coordonner l'activité de millions de personnes, dont chacune neconnaît que son propre intérêt, de telle sorte que la situation de tous s'entrouve améliorée. Le système des prix remplit cette tâche en l'absence detoute direction centrale, et sans qu'il soit nécessaire que les gens se parlent,ni qu'ils s'aiment. L'ordre économique est une émergence, c'est la conséquencenon intentionnelle et non voulue des actions d'un grand nombrede personnes mues par leur seul intérêt. Le système des prix fonctionne sibien, et avec tant d'efficacité, que la plupart du temps nous ne sommes pasconscients qu'il fonctionne.» (Free to choose. 1981)Von Hayek ajoute, dans « Individualism and economic order» :« Dans une société complexe, l'homme n'a pas d'autre choix que des'adapter de lui-même à ce qui doit lui apparaître comme les forcesaveugles du processus social. »Il nous est possible aujourd'hui de retracer la trajectoire dumodèle occidental de croissance depuis la mortelle erreur d'aiguillagede la prétendue Renaissance, c'est-à-dire de la naissance dela civilisation du quantitatif et de la raison instrumentale, la raisoncartésienne, religion des moyens, mutilée de la dimension premièrede la raison : la réflexion sur les fins dernières de la vie et de sonsens.« L'impératif catégorique est d'évacuer la question philosophique de lafinalité », écrit Michel Albert dans son livre : « Capitalisme contrecapitalisme.» (1991)Telle est en effet la fin dernière du « monothéisme du marché »nous « branchant » sur la plus fausse vie, depuis le film américaincommençant par la chasse à l'Indien, avec les westerns, ou la junglede l'argent, avec « Dallas », en passant par toutes les formes de laviolence et de l'inhumain, de « Barman » à « Terminator », jusqu'àla parabole de notre régression vers le monde des « dinosaures ».Nous ne retiendrons que ce qui constitue aujourd'hui les deuxassises les plus solides pour l'expansion du marché : la drogue etl'armement.Le chiffre d'affaires de la drogue est aujourd'hui du même ordrede grandeur, aux États-Unis, que celui de l'automobile et de l'acier,la consommation augmentant au fur et à mesure que la vie perd sonsens, par le chômage, l'exclusion, ou, pour d'autres, la seule finalitéde la consommation permettant un bonheur de supermarché.8Il est significatif que le record des suicides d'adolescents soitdétenu par les pays les plus riches, comme les États-Unis ou laSuède : dans le Sud on meurt par manque de moyens, dans le Nordpar absence de fins.La consommation croissante de la drogue est l'un des corollairesdu « monothéisme du marché » : d'abord par sa production car,pour un paysan bolivien, la culture de la coca est dix fois plusrémunératrice que celle du cacao ou du café et lui permet seule devivre, comme à l'État de payer sa dette au FMI. Ensuite par saconsommation : 3 millions de toxicomanes chroniques aux États-Unis et 20 millions de drogués occasionnels ; en France, selon laSofres, un Français sur cinq, âgé de 12 à 40 ans, a fumé ou fume duhaschich.La drogue est devenue l'encens de la nouvelle église du « monothéismedu marché ». L'exemple de l'Union Soviétique est révélateur: depuis la restauration du capitalisme la production et laconsommation de la drogue ont explosé : de 1991 à 1993, les surfacescultivées en pavot en Ouzbékistan ont doublé. L'opiumd'Afghanistan (devenu en 1993 le premier producteur mondial) atriplé ses exportations en Russie.Quant à l'armement il demeure l'industrie la plus prospère : il afait des États-Unis la première puissance du monde après la premièreguerre mondiale. La deuxième guerre mondiale, grâce àlaquelle, en 1945, les États-Unis détenaient la moitié de la richessedu monde, a apporté la solution finale à sa crise, commencée en1929. La guerre de Corée a suscité un nouveau boom économique.Le massacre de l'Irak fut une apothéose en faisant une telle publicité,en grandeur nature, à la sophistication de ses engins de mort,que sa production est montée en flèche après la fin de la guerre.Autre corollaire du « monothéisme du marché » : la corruption.Alain Cotta définit la logique du système :« La montée de la corruption est indissociable de la poussée des activitésfinancières et médiatiques. Lorsque l'information permet, à l'occasiond'opérations financières de tous genres - en particulier celles de fusions ,d'acquisitions et d'OPA - de bâtir en quelques minutes une fortune impossibleà constituer, fût-ce au prix du travail intense de toute une vie, la tentation del'acheter et de la vendre devient irrésistible. » Alain Cotta : « Lecapitalisme dans tous ses États » (Ed. FAYARD. 1991.)L'auteur ajoute : « l'économie marchande ne saurait qu'être favoriséepar le développement de cet authentique marché... La corruption joue ensomme un rôle analogue au plan».L'on ne saurait mieux dire : dans un système où tout s'achète etse vend, non seulement la corruption, mais la prostitution, ont cesséd'être des déviances individuelles pour devenir des lois structurellesdu système9La prostitution politique en est l'illustration la plus flagrante :Moubarak entre dans la « guerre du Golfe » pour cinq millions dedollars, le roi Fahd appelle et entretient, dans une Terre qu'il disaitSainte et prétendait interdire à tout mécréant, des dizaines de milliersde soldats américains comme d'autres, sur le trottoir, payentleur protecteur ; Eltsine brade son pays en se couchant devant leFMI, qui l u i envoie le fameux Soros comme souteneur qualifié.Ce sont là les symptômes caractéristiques d'une décadence dusystème où la spéculation rapporte beaucoup plus que l'investissementdans la production ou les services.La « spéculation » a un sens précis qu'enregistre le dictionnaire« ROBERT » dans cette définition : « Spéculation : opération financièrequi consiste à profiter des fluctuations du marché (cours des valeurs et desmarchandises) pour réaliser un bénéfice. »Maurice Allais (prix Nobel d'économie), se fondant sur les donnéesde la « Banque des règlements internationaux » note que : « lesf lux financiers s'élèvent en moyenne à onze cents milliards de dollars parjour, soit quarante fois le montant des flux financiers correspondant à desrèglements commerciaux. Un tel système est indéfendable. » MauriceAllais : « L'Occident au bord du désastre ». Interview à« Libération » du 2 août 1993. Et son livre : « Erreurs et impasses dela construction européenne » (Ed. Juglar, 1992).Cela signifie que, dans le système actuel de « monothéisme dumarché », l'on gagne 40 fois plus à spéculer sur les matières premières,les devises ou ce que les économistes appellent « les produitsdérivés », c'est-à-dire tout ce qui ne porte pas sur le règlementau comptant des produits ou des services, qu'à travaillerdans la production ou les services.
Roger GaraudyLes Etats-Unis avant-garde de la décadence
Editions Vent du large, 1997Pages 15 à 20