Quelques variations sur l’abyme

Publié le 02 mai 2015 par Albrecht

Tout le monde connaît le truc des miroirs face à face, et tous les enfants se demandent ce qui se passe entre les deux quand il n’y a personne pour regarder.

De très rares peintres se sont senti suffisamment précis pour affronter cet effet d’optique : en revanche les photographes taquinent volontiers son vertige.

Marylin Monroe assise en costume de cirque,

première du  Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme

Cette photographie expose un des usages  canoniques de l’effet d’abyme : la démultiplication du désir.

L’alternance des jambes croisées  et de la tête tournée, tantôt à droite, tantôt à gauche, crée un effet cinétique, comme si Marylin oscillait.

C’est alors qu’on remarque la barre métallique en bas à droite. Que fait la star en  velours et résille ? Elle ne peut s’empêcher de faire du pied…  au trépied.

Vivian Maier
Autoportrait, années 50

A l’opposé de cette exhibition de gambettes, l’effet d’abyme est ici austère et discret, comme l’était Vivian Maier. Campée dans la pénombre d’une entrée de magasin, elle cherche moins à se démultiplier elle-même qu’à faire entrer dans son jeu  de miroirs les deux passantes banales, attirées par les lingeries.

Récursion
Mola Kucher

L’angle de vue, choisi très astucieusement, supprime une fois sur deux le reflet de la petite fille, que nous ne voyons  ainsi que que de dos. Manière de ruser avec l’effet recto-verso, que d’autres photographes vont exploiter intensément.

L’effet recto-verso

Chez Suzy
Brassai, 1932

Le couple enlacé semble rouler sur lui-même à l’infini, dans cette pente que suggère l’inclinaison du miroir.

Il s’agit pourtant d’une relation tarifée, dont la remontée sera rapide.

Vivian Maier
Autoportrait, 5 mai 1955

La posture frontale de Vivian pousse  au maximum l’effet recto-verso :  le cercle de l’objectif marque le centre d’une enfilade de cercles décentrés, montant alternativement les yeux et le crâne de la photographe.

Deux éléments perturbent cette symétrie centrale : l’horloge murale, qui marque sept heures moins dix, et l’opératrice, exécutant mentalement le compte-à-rebours du déclencheur automatique.


A noter que les multiples Vivian s’inscrivent dans le secteur angulaire délimité par les aiguilles. L’heure de la prise de vue a été précisément pensée pour renforcer l’affinité entre l’horloge et la photographe recto-verso : toutes deux soumises à un cycle infini, toutes deux maîtresses de l’instant du déclenchement.

Mirror, mirror
Dessin de Laurie Lipton, début XXIème siècle

L’alternance d’un miroir sans cadre et d’un miroir avec cadre  crée un effet de proximité entre la femme et son double. Tête à tête sans concession, qui relègue le spectateur-voyeur en dehors de ce tunnel autarcique.

Mariage
Photographie de  Susie Lawrence

En laissant vide la moitié gauche de l’image, le cadrage isole le couple dans un huis-clos luxueux.

Le bras vu de dos et l’avant-bras vu de face de la femme coincent la tête de l’homme dans un angle de chair, qui répond à l’angle doré de la moulure : ainsi l’image de la fusion charnelle semble subordonnée à celle de l’enfermement dans un cadre comme si, dans le mariage, l’un était la condition de l’autre.


L’effet de courbure

Shelley Winters dans une cabine à miroirs
1949, anonyme

Pour rajouter un effet de courbure, il suffit que les deux miroirs face à face ne soient pas exactement parallèles (en suivant la bordure inférieure du miroir latéral, on voit qu’elle forme une ligne légèrement brisée).

En outre, ce miroir latéral a pour avantage de dupliquer l’effet d’abyme et les jambes nues de l’actrice, créant à peu de frais une ambiance « ziegfeld’s follies » en cabinet.

Maria Felix, photographie de Allan Grant,
1 juin 1960,  LIFE

L’effet de courbure s’ajoute  aux volutes du cadre ovoïde   pour former un sorte de tunnel Art Nouveau, dont l’exubérance et la taille s’opposent à la petite silhouette de l’actrice en robe stricte.

Campée sur ses bottes comme le miroir sur ses pieds, aussi noire et opaque qu’il est blanc et transparent, elle semble défier du regard ce boa virtuel qui l’ingère.

Autoportrait
Vivian Maier,1956

Ici la courbure est due au fait que le miroir n’est pas tout à fait vertical.

La main droite en hors champs, que nous signale  le regard de Vivian, est justement en train de régler ce minuscule écart.


L’effet de multiplication

Le grand miroir de la maison Molyneux,
1934, Alfred Eisenstaedt

Les deux ampoules isolées, reléguées en dehors du miroir, s’opposent aux mille feux du lustre  : comme si l’effet d’abyme, non content de répliquer  les objets à l’infini dans la profondeur, était aussi capable de les bouturer à partir d’un fragment unique, formant un  buisson ininterrompu de cristal.

Nu dans un intérieur
Marie Bracquemond, 1911, Collection privée

Dans cette rarissime occurrence d’un effet d’abyme en peinture, Marie Bracquemond combine tous les effets spéciaux   : le recto-verso, la courbure, et la multiplication ( les fleurs dans le vase, sur le tapis, et entre les mains du modèle).