L'Autrichienne Marie Louise von Franz (1915-1998), qui collabora activement avec Carl Gustav Jung, fut un guide utile dans l'exploration de ce que pourrait être une psychologie musulmane des profondeurs de l'être, psychologie à la fois initiatique et écologique. Mohammed Tahar Bensaada avait, dans ses travaux, rappelé l'importance de la relation entre Ibn Sina et Albert le Grand, malgré une séparation de deux siècles entre les deux hommes. Marie-Louise von Franz, pareillement, évoque cette proximité, mais elle intègre dans ce duo la figure du métaphysicien soufi andalou 'Ibn Arabi (1165-1240). De quoi s'agit-il, et dans quel contexte Ibn 'Arabi est-il introduit par la psychologue autrichienne ? Ses analyses sont issues d'une conférence donnée sur le principe de la synchronicité élaboré par Carl Gustav Jung. Plus précisément, elle abordait les aspects historiques concernant cette hypothèse. Dans la mesure où la synchronicité correspond à une expérience qui traduit l'unité du monde, l'unité de l'existence (dans ses dimensions matérielle et psychique), Marie-Louise von Franz s'est intéressée aux penseurs antiques et médiévaux qui défendaient une telle approche holistique et unitaire de la réalité. Elle commence par citer un passage éclairant tiré du livre De alimento d'Hippocrate : " Un seul flux, un seul souffle ( conflatio, sympnoia) réunit tout, éprouve tout comme un ensemble. Tout a un rapport avec la totalité (...) Le grand Principe s'étend jusque dans la partie la plus éloignée (du centre), et de la partie la plus éloignée se forme un retour vers le grand principe : la nature est une, elle est être et non-être . " (Franz, p. 199) Hippocrate ne fut pas le seul a soutenir cette vue-du-monde, et dans les premiers chapitres du livre, j'ai parlé des néoplatoniciens. Les stoïciens, eux aussi, cultivaient un sens aigu de l'unité du monde.
Elle continue son analyse en formulant une hypothèse audacieuse, soutenue, il faut le dire, par une longue et profonde fréquentation de la littérature philosophique et alchimique du Moyen Age : " Cette idée antique (l'unité du monde, NDLR) a disparu en Europe avec l'apparition de la religion chrétienne, mais subsista néanmoins avec la culture arabe, avec toutes les autres connaissances de l'Antiquité concernant les sciences naturelles. La mystique arabe y ajouta certains éléments nouveaux, particulièrement avec l'idée d'une aptitude créative et visionnaire de l'imagination psychique de l'adepte. " (p. 199) Elle évoque Shahab al-Din Sohrawardi (1155-1191), cet iranien initiateur de la philosophie illuminative, philosophie toute pénétrée de la tradition néoplatonicienne (cf. " Le néoplatonisme au travers des lumières de Sohrawardi ", de Monique Oblin-Goalou). Selon lui, nous dit-elle, il existerait un troisième monde intermédiaire entre notre monde sensible et le monde intelligible (celui des idées platoniciennes), qui est " le monde des images autonomes produites par les archétypes ", " un mundus archetypus subtil " (p.199). Ce monde intermédiaire est, bien évidemment, celui de l' anima mundi des néoplatoniciens, de l'imagination créatrice. Comme Mohamed Tahar Bensaada, Marie-Louise von Franz nous dit que cette pensée arabo-musulmane, notamment avec Ibn Sina, est entrée en Europe, jusqu'à Albert le grand.
Dans son étude " Le temps et la synchronicité dans la psychologie analytique " (1966), l'érudite autrichienne revient sur Ibn 'Arabi dans le contexte d'une réflexion sur le caractère acausal des événements synchronistiques. Elle écrit : " Le grand philosophe arabe Ibn Arabi est le seul à avoir tenté de donner une description purement acausale de tels événements, même s'il restait attaché à l'idée de Dieu comme causa prima. Pour lui, l'univers entier est une théophanie créée par un acte inaugural de l'imagination divine, sans cesse en action. La même imagination divine est à l'œuvre dans l'homme et renouvelle à chaque instant son idée du cosmos. C'est pourquoi une certaine activité intérieure de l'imagination réelle et intelligente chez l'homme (et non une fantaisie creuse) peut soudain entrer en concordance avec des faits extérieurs. " (p. 304) Pour Ibn 'Arabi, Dieu est présent à travers Ses actes de création et de recréation du monde, car selon le Coran Dieu est perpétuellement créateur (c'est la doctrine du tajdid al-khalq, la création continuée, renouvelée). C'est là que réside le secret de sa philosophie de la wahdat al-wujud, de l'" unité de l'existence ", même si la formule n'est pas de lui.
En même temps, nul panthéisme chez cet auteur, car l'essence divine, sa transcendance ultime n'est pas engagée dans le processus créateur. La ligne de partage est, en réalité, un lieu de passage, un déploiement qui s'effectue sous le signe de l'émanation. Le principe néoplatonicien, ici, est respecté : de l'Un ne peut sortir que de l'un. L'émanation, dans la langue d'Ibn 'Arabî, se fait " effusion sainte ", al-fayd al-aqdas (" Les Conquêtes mekkoises ") distingue deux formes de l'unité divine, , renvoie à l'unité du Dieu qui est non manifesté, non créateur, absolument solitaire, indicible, inobjectivable, absolument transcendant. La seconde, désigne l'unité divine en tant qu'elle se déploie, se manifeste, irradie ; elle est créatrice. On peut dire d'une certaine manière que l'unité divine non manifestée constitue l'essence même de Dieu, sa nature absolue et ineffable, tandis que l'unité divine créatrice constitue son ex-istence. L'islamologue Roger Arnaldez a tenu à rappeler l'importance de la distinction : " La vient donc, d'un point de vue ontologique, et non temporel, après la qui est l'unité pure de l'Essence absolument indéterminée par quelque qualification que ce soit, tel l'Un de Plotin, que ne saurait qualifier aucune attribut. C'est également de la même manière que la wahdâniyya peut être rapprochée de l'intelligence et du rôle qu'elle joue dans le système plotinien, du fait qu'elle est l'unité parfaite d'une multiplicité de déterminations possibles, intérieures à l'Être de Dieu, et qu'elle devient ainsi le modèle de l'unité de toute espèce de multiplicité dans les êtres créés. " (p. 47) ahadiyya wahdâniyya
Le divin n'est pas hors du cosmos, mais gît au plus profond de lui, dans ses multiples niveaux de réalité, dans ses diverses dimensions. Si la terre est un bien un organisme vivant, si le ciel lui même doit être perçu comme tel, c'est aussi parce que, en Islam, quelque soit le lieu sur lequel nous pouvons projeter notre regard, là se trouve la " Face de Dieu ", pour reprendre une image coranique. Or, cette Face, s'il elle n'est pas l'essence ineffable de Dieu, n'est pas sans faire écho à son existence, sa manifestation. A travers les Noms et les Attributs de Dieu, l'indicible Principe originel s'irradie, enfantant la réalité cosmique. La doctrine de la Wahdat al-Wujud n'est donc nullement un panthéisme, ainsi que je l'ai dit, comme le pensent certains esprits réducteurs. Au contraire, c'est dans cette conception (qui est d'abord une " vision ") que la transcendance divine est la mieux protégée, car elle repose sur une radicale théologie apophatique ou négative (en arabe ). Les voiles qui protègent l'essence divine de toute détermination, objectivation, théologie positive (cataphatique), ne constituent pourtant pas un obstacle à la reliance entre le divin, le cosmique et l'humain. Les univers, les règnes minéral, végétal et animal et l'humain, les mondes angéliques, celui des esprits, sont traversés par des flux, des Forces formatrices, des élans, des tanzih process, des hégires qui font que nos mondes sont, spirituellement, des kosmos et non des chaos.
Je donnerai le mot de la fin à une universitaire jordanienne, Laila Khalifa, qui a produit un très précieux ouvrage sur Ibn 'Arabi, et en plus particulier sur l'importance capitale du thème de la futuwwa dans son œuvre et dans sa vie ; thème que j'ai déjà abordé dans mon chapitre sur le Coran. J'y rappelai que la futuwwa était une voie de réalisation spirituelle en islam marquée par le dévouement chevaleresque, l'héroïsme, une jeunesse de l'âme également. Ibn 'Arabi fut, lui aussi, un héros de la futuwwa et on trouve dans ses écrits d'importantes indications pour une vie musulmane chevaleresque. Dans son livre, Ibn Arabi. L'initiation à la futuwwa, Laila Khalifa résume un épisode important de l'itinérance initiatique de notre mystique andalou, notamment lors de son pèlerinage à la Mekke, au temple de la Ka'ba. Ce fut une expérience spirituelle cruciale dans sa vie. La beauté de la Ka'ba, lieu de la divinité, lui apparut à travers les traits d'une " très belle femme, d'une beauté singulière qu'il n'avait jamais vue auparavant, et que personne ne peut imaginer " (p. 316) " L'histoire de la futuwwa (...) est l'histoire de l'homme qui, à l'aide de son valet (le fatâ, esprit), va au combat pour affranchir son âme de l'esclavage de l'ego. Il mène son combat tantôt sur le territoire du zâhir (le monde extérieur, NDLR), tantôt sur celui du bâtin (le monde intérieur, NDLR). Il va tantôt vers son Occident, tantôt vers son Orient. Il est tantôt chevalier, tantôt chamelier, jusqu'à ce qu'il arrive auprès de la Ka'ba, al-bayt al-'atiq (la Maison noble), le haram (sanctuaire d'Allâh), nafs qudsiyya, apaisée ( mutma'inna). Il abandonne alors toute monture, il va à pied. Il se met à son service, en toute dévotion et adoration jusqu'à ce qu'Elle lui fasse un signe. Son valet réapparaît alors, et le guide à l'intérieur même de la Ka'ba, où il sera initié et gouttera à l'unicité de son être. Il se rendra compte alors que le Gardien, le coffre fort et le Trésor ne sont qu'une seule et même chose. Il devient lui même fatâ. Il atteint le secret et accède à la station des fidèles ('umana'à) d'amour ('amin sirr Laila), qui ne dévoilerait le secret que selon un décret divin. " (p. 317) L'âme pacifiée est l'horizon de la chevalerie : telle est l'une des grandes leçons du grand maître, al-Cheikh al-Akbar, Mohammed Muhyi al-Din Ibn 'Arabi.
Les trente-six attestations coraniques de l'unité . Paris : Al-Bustane, 1994.