Il existe deux façons de lire un texte, la "lecture exigeante et critique" (LEC) et la "lecture acceptante et somnolente" (LAS). La plupart des gens sont invités le plus souvent à s'abandonner à ce qui est dit ou écrit.Je voudrais montrer par quelques exemples pris dans un dictionnaire de médecine que la lecture exigeante et critique d'un mot prédispose et prépare à lire d'autres mots de façon critique et qu'inversement la lecture acceptante prépare àaccepter d'autres mots de façon somnolente.
Des exemples seront empruntés au Dictionnaire des termes techniques de médecine Garnier-Delamare, 19ème édition (Maloine 1976).
La lecture LEC remarque qu'il est dit LES tissus et LES organes ce qui signifie que les aiguilles sont introduites dans TOUS les tissus et TOUS les organes. Le lectuer LEC se demande quels sont les organes dans lesquelles des aiguilles sont introduites. - Neurasthénie: Névrose se manifestant surtout chez les neuroarthritiques et chez les surmenés et présentant comme caractères fondamentaux une hypotonie musculaire et artérielle, une diminution plus ou moins caractérisée des sécrétions glandulaires, accompagnée de céphalées, rachialgie, dyspepsie gastro-intestinale et ptose des viscères. Ces troubles entraînent l'insomnie, une sensation de grande fatigue et déterminent un état mental particulier où dominent la tristesse, la crainte et l'indécision.
Il consulte aussi le mot "neuroarthritisime": (Charcot) Diathèse héréditaire comportant un ensemble de manifestations nerveuses (névrose, hystérie, épilepsie essentielle...) et arthritiques (rhumatismes, diabète, obésité, artériosclérose, urticaire, migraine, asthme...).
Le lecteur LEC peut être ensuite incité à propos de cette "diathèse héréditaire" à lire ce que ce dictionnaire dit de l'hérédité. Il aura la surprise de découvrir cette définition de l'hérédité hétérologue: Apparition, chez les descendants de névropathes, d'arthritiques, de maladies différentes de celles de leurs ascendants: l'épileptique engendrant un monomaniaque, le goutteux engendrant un diabétique...
A l'école, on m'a formé à être un lecteur LAS. On me disait: "Ceux qui écrivent des livres et plus encore ceux qui écrivent des dictionnaires sont des adultes instruits. Tu n'es qu'un gamin à peine sorti de l'illettrisme. Tu dois les lire avec beaucoup de respect". Il va de soi qu'il y a du vrai dans l'idée que les enfants et les adultes ont beaucoup à apprendre des livres et qu'il est bon qu'ils soient souvent dans une attitude humble de réceptivité confiante. Mais je crois que la lecture LAS n'est pas la seule concevable. Il est bon d'être aussi un lecteur LEC.
Le lecteur LAS est toujours rapidement satisfait. Quand il a lu ce qu'est l'acupuncture, la neurasthénie ou l'hérédité hétérologue, il est content, il a le sentiment de tout savoir. Le lecteur LEC s'interroge en permanence et parfois il s'autorise à dire qu'il s'interroge et à interroger.
Je voudrais à partir de deux faits très récents et sans rapport avec ce dictionnaire montrer la difficulté de l'attitude LEC et les obstacles que rencontre le lecteur LEC.
Il existe un vaccin contre le méningocoque du groupe B. Ce vaccin est commercialisé sous le nom de Bexsero. Je me suis demandé pourquoi ce nom Bexsero avait été choisi. J'ai posé la question à deux médecins et à trois pharmaciens. Aucun d'eux ne savait pourquoi ce nom avait été choisi (deux d'entre eux ne savaient pas que ce vaccin est destiné à lutter contre les méningocoques du groupe B !). J'ai posé cette question dans un forum de pédiatres, organisé par la revue médicale "Médecine & Enfance". J'ai dit en substance ceci: Le précédent vaccin MenBvac avait un nom qui évoque le méningocoque B, en revanche je ne vois pas ce qu'évoque Bexsero. Il me semblerait souhaitable que les gens vaccinés et ceux qui les vaccinent sachent précisément quel vaccin est utilisé et il me semble souhaitable que le nom des vaccins utilisés donne une idée, au moins approximative, de ce qu'il est et de ce à quoi il sert.
Dans le journal Ouest-France du mercredi 2 octobre 2014, on parle du procès d'une nourrice accusée d'avoir secoué un enfant qui a eu un hématome sous-dural comme cela se voit souvent dans le syndrome du bébé secoué. Mais alors qu'il s'agit d'une histoire extrêmement pénible, le journal ne parle pas d'une nourrice mais d'une "nounou". Ouest-France parle dès sa une du "procès d'une nounou". Et l'on apprend que "l'avocat de cette nounou" aurait contesté les faits reprochés en disant "si on croit que c'est la nounou de son propre enfant qui l'a secoué, on est fou de rage".
Le terme "nounou" appartient au langage enfantin, c'est un terme affectueux. Je serais tenté, en tant que lecteur LEC, de le dire au journaliste. Mais je me dis "à quoi bon, il ne peut pas l'ignorer et le rédacteur en chef non plus". Et puis je me dis que les lecteurs qui font des remarques ne sont pas bien vus. Si je fais une remarque, on me cataloguera du côté des "emmerdeurs" et on m'écoutera encore moins si je veux faire une remarque sur une question plus grave qui me préoccupe davantage.
Le lecteur LAS accepte tout en somnolant. Il ne se prend pas la tête, il est "cool". Il est facile à vivre. Le lecteur LEC est éveillé, vigilant. Il veut que l'on soit sérieux, responsable, qu'on accepte les remarques et qu'on y réponde. Le lecteur LEC est un emmerdeur, j'essaye de l'être aussi souvent que possible. On prend beaucoup de coups, mais il est bon de temps en temps de se sentir vivant.
Jean-Pierre LELLOUCHE