Une fois la situation posée - série des malheurs, échec de la science légitime, médiation d'un «annonciateur», appel parfois résigné à un guérisseur - la lutte à mort peut alors débuter. La victime va tout d'abord chercher à nommer l'agresseur pour sortir de son isolement et va donc consulter un devin ou désorceleur(les deux fonctions peuvent être distinctes).La divination reste bien indirecte : le leveur de sorts pratique une sorte de technique d'anamnèse, amenant le client à se remémorer les rancœurs, querelles, suspicions à l'égard de voisins ou d'autres membres de la famille .Un nom (ou plusieurs) vont finir par sortir, quoiqu'il seront toujours désignés indirectement dans les récits
L a guerre sorcellaire qui débute suppose un tiers le désorceleur, étranger au village dont on suppute l'addition des dons, du savoir-faire rituel, de l'expérience. Si la force est suffisante et le rituel approprié (dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ainsi que certains livres mentionnés mais que personne n'a vu- faire frire des clous dans une poêle, percer d'aiguilles un cœur de mouton),la force du sorcier est affaiblie et le malheurs éliminé. Mais le jeteurs de sorts, qui se sent menacé à son tour par le malheur fait l'opération inverse et fait appel à un autre désenvouteur : s'engage alors une crise de sorcellerie, une vendetta illimitée dans le temps, une lutte à mort, selon ces règles.Ce qui frappa l'ethnologue c'est la violence d 'une situation où seule la mort du sorcier, de la victime, des désenvouteurs semble être la solution et mettant en jeu tout un flux de forces énergétiques .S'il faut éviter le contact ,le toucher -ne jamais serrer la main du présumé sorcier. c'est que celui-ci est censé affaiblir la force vitale de la victime ,une force vitale qui lui permet d'entretenir son exploitation à laquelle le sorcier s'en prend en s'en prenant au chef de famille. Le sorcier est donc suspecté de vouloir s'enrichir aux dépens de sa proie.
L'attaque de sorcellerie définit un champ de forces à l'œuvre. La crise de sorcellerie mettrait en évidence l'existence d'un monde de forces invisibles concomitant du monde visible ; les deux formant l'environnement de tout homme, un environnement apparent social, économique biologie et un monde ontologique « secret » celui du malheur. Les accidents, les maladies, les échecs seraient les effets matériels d'une cause efficiente (la malveillance d'autrui) qui les aurait provoqués dans l'invisible. La sorcellerie rejette la culpabilité à l'extérieur de chacun qui ne serait finalement cause de rien.
La force vitale fait exister chacun . L'auteur met l'accent sur le fait que la « force » d'un exploitant, est investie dans les limites de sa famille et de son exploitation et sert à les maintenir florissantes . C'est la surface cadastrée, celle de l'ordre symbolique, qui dit aux autres tout ce qu'est l'agriculteur. De même, c'est la propriété immobilière qui indique le rang social du commerçant dans sa rue, son quartier ou sa ville. On est dans le registre des médiations symboliques ordinaires : travailler, produire, se reproduire, échanger. Le nom de l'exploitant définit donc un espace vital légitime ; il n'y aurait ici aucune magie, mais un « potentiel bioéconomique » du propriétaire. Il se composerait de ses savoirs et savoir-faire qui assurent la survie économique et sociale de la famille ; de sa capacité de production (force de travail, outils de production) et de sa capacité de reproduction tant humaine qu'animale ou végétale. Autrement dit, il s'agit de tout ce qui, par les sorts, sera justement sujet à la maladie, la mort, la stérilité et la détérioration. Si le propriétaire désire s'agrandir il le fera par les voies ordinaires et légales, les circuits de l'échange.
Le sorcier (mais aussi le désenvouteur, lui-même étranger au village et à la normalité) c'est l'altérité, l'anormalité, en ce sens qu'il incarnerait une force magique parce qu'excédentaire de tout lieu, une force nomade en quelque sorte,(c'est pourquoi on ne nomme pas d'entrée t le sorcier). Celui-ci n'aurait pas de domaine propre, au sens où sa force est toujours excédentaire et qu'il cherche à investir, poussé par elle, d'autres territoires. Il faudra une autre force excédentaire, celle du désenvouteur, pour éventuellement rétablir l'équilibre ou anéantir la première dans une lutte à mort. On comprend alors le processus de reconnaissance du « sorcier » .puisque sa force ne pourrait se maintenir dans les limites d'un Topos, elle devient manifeste par ses « débordements » quotidiens, la jalousie, l'avidité, la haine, tous signes qu'on peut, si on les cherche, détecter chez les voisins ou même à l'intérieur de la famille en quête d'héritage par exemple. On peut dire, en suivant Jeanne Favret-Saada, qu'une force est magique parce qu'elle n'est plus contrôlable par les devoirs, les prescriptions et les interdictions inclus dans le système des noms qui ordonne la vie sociale d'un lieu.
Pour se protéger, l'ensorcelé interpose le désorceleur entre lui et son agresseur. Or, pour que celui-ci accepte de remplir le rôle d'isolant entre les deux, il faut qu'il soit lui aussi doté d'une force magique sinon supérieure du moins égale à celle de l'ensorceleur. Le désorceleur est sans doute censée respecter les règles sociales en cours mais il reste suspect et ambivalent justement par la possession de ce surplus de force-aussi est-il lui-même étranger au village ou même à la région.Son activité de magicien est connue de ses seuls clients, car il est toujours menacé d'inculpation pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine. Assez souvent, il conserve d'ailleurs une profession pour la façade, dans l'agriculture ou l'artisanat. Chaque désorceleur a ses propres méthodes de désenvoûtement, ses propres façons de faire et de parler qu'il a rodées au cours d'années de pratique solitaire, en s'inspirant à la fois de l'enseignement de son initiateur et d'un petit nombre de « livres » qui sont tombés entre ses mains.
Dans une crise de sorcellerie, son travail consiste en principe à « rabattre le sort sur le sorcier », c'est-à-dire à pratiquer un rituel. Par exemple, le désorceleur, en présence de la famille ensorcelée et d'elle seule, fait bouillir un cœur de bœuf, y plante mille épingles, défie le sorcier désigné, et paraît soutenir une lutte féroce avec lui. Mais finalement ce rituel (résidu et survivance culturelle ?) n'a guère d'importance, seul compte le fait que le désenvouteur ait la « force ». Quoiqu'il en soit, ce combat rituel produirait un effet réel instantané sur le sorcier désigné, pourtant absent de la ferme où opère le magicien : le sorcier se tord de souffrance comme s'il était victime de piqûres ou de brûlures ; et cette réaction violente qu'il enregistre dans son corps est le prélude à une série de malheurs incompréhensibles, répétés, comparables en nature et en gravité à ceux que connurent les ensorcelés, Lesquels récupèrent la totalité de leur potentiel productif-reproductif : santé, fécondité des bêtes, fertilité des terres. Mais comme on l'a vu, le présumé sorcier devenu victime peut alors faire appel, lui aussi, à un autre magicien dans une lutte à mort illimitée.
« Quand une ferme et ses habitants connaissent une crise grave, l'une des réponses possibles est la sorcellerie. Il est communément admis (du moins en privé, car en public on le désavoue) d'invoquer les « sorts » pour expliquer une catégorie particulière de malheurs, ceux qui se répètent sans raison dans une exploitation : les bêtes et les gens deviennent stériles, tombent malades ou meurent, les vaches avortent ou tarissent, les végétaux pourrissent ou sèchent, les bâtiments brûlent ou s'effondrent, les machines se détraquent, les ventes ratent... Les fermiers ont beau recourir aux spécialistes — médecin, vétérinaire, mécanicien... —, ceux-ci déclarent n'y rien comprendre.
Tous ces malheurs sont considérés comme une perte de «force» pour le chef d'exploitation et de famille. C'est à lui seul que s'adresse l'annonce rituelle de l'état d'ensorcellement - « N'y en aurait-il pas, par hasard, qui te voudraient du mal?» —, c'est lui seul qu'on dit ensorcelé, même s'il ne souffre personnellement de rien. Vaches, betteraves, tracteurs, enfants, porcheries, épouses et jardins ne sont jamais atteints pour eux-mêmes, mais pour leurrelation au chef d'exploitation et de famille, parce que ce sont ses cultures, ses bêtes, ses machines, sa famille. Bref, ses possessions. En principe, l'ensorcellement l'affecte d'abord comme un sujet de droit (le titulaire des capacités propres à un possesseur) et seulement par voie de conséquence comme un sujet psychologique (une personne privée avec ses particularités biographiques, son stock de traumas et de conflits intrapsychiques).
D'un fermier dont l'exploitation est frappée de malheurs répétés, on suppose qu'«un sorcier lui "rattire" sa force». (Selon toute probabilité, personne, dans le Bocage, ne jette de sorts, ce qui n'empêche pas certains d'en recevoir.) Le sorcier est, lui aussi, un chef d'exploitation / chef de famille : proche mais non parent de l'ensorcelé, il est censé vouloir capter la «force» normale ou vitale de celui-ci, c'est-à-dire sa capacité de production, de reproduction et de survie. Le sorcier est pourvu d'une « force anormale », toujours maléfique, qu'il est censé exercer en pratiquant des rituels précis, ou bien en utilisant les canaux ordinaires de la communication, le regard, la parole et le toucher. La « force anormale» du sorcier, pompant la «force» normale de sa victime, constitue les deux exploitations en vases communicants : à mesure que l'une se remplit de richesses, de santé et de vie, l'autre se vide jusqu'à la ruine ou la mort.
Tout contact avec le sorcier - mais aussi bien avec sa famille - provoquant des ravages, l'ensorcelé n'a d'autre solution que de solliciter l'intervention d'un magicien professionnel, le «désorceleur», lui aussi pourvu d'une « force anormale », bénéfique pour son client et maléfique pour les agresseurs de celui-ci. Son activité de magicien est connue de ses seuls clients, car il est toujours menacé d'inculpation pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine. Assez souvent, il conserve d'ailleurs une profession pour la façade, dans l'agriculture ou l'artisanat. Chaque désorceleur a ses propres méthodes de désenvoûtement, ses propres façons de faire et de parler qu'il a rodées au cours d'années de pratique solitaire, en s'inspirant à la fois de l'enseignement de son initiateur et d'un petit nombre de «livres» qui sont tombés entre ses mains. Quand il est requis par des fermiers pris dans des malheurs répétés, le désorceleur mobilise sa «force» à l'occasion d'un rituel spectaculaire qui a pour objectif d'annuler celle du sorcier, tout en permettant à l'ensorcelé de récupérer son potentiel bioéconomique : santé, fécondité des bêtes, fertilité des terres... C'est du moins ce qui se passe en principe. Mais on verra que notre travail sur les matériaux que j'avais rapportés du terrain nous a conduites, Josée Contreras et moi, à qualifier l'action du désorceleur comme une thérapie du collectif familial des exploitants d'une ferme. » J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
« En désignant comme magique la force du sorcier ou du désorceleur, je me conformais d'ailleurs à un usage courant dans les sciences humaines : ethnographes et folkloristes invoquent cette notion chaque fois qu'ils entendent caractériser une force qui serait distincte de celles qui opèrent dans la nature ou dans le champ de la physique, des forces empiriquement repérables et mesurables. Mais ce n'est là, on en conviendra, qu'une définition négative et qui renvoie l'indigène à son altérité, épargnant ainsi à l'ethnographe tout questionnement sur la nature et le mode d'action de cette force « magique » : qu'il existe une telle force, c'est un Zandé qui le dit, commente en substance l'ethnographe; c'est seulement un Zandé qui parle, mais vous et moi sommes bien d'accord sur le fait que cette notion est fondamentalement absurde.
L'objet de mon livre est, tout au contraire, de prendre la force magique au sérieux, sans qu'il me suffise de la désigner comme une erreur de logique ou comme la croyance de l'autre . Si donc j'ai fait usage de cette expression jusqu'ici, c'était de façon provisoire et pour marquer la place de ce qu'il fallait élucider. J'en ai d'ailleurs, comme tout un chacun, donné une définition négative qui tienne compte des particularités de la pensée bocagère : dire qu'il existe des êtres pourvus de force magique, c'est leur supposer la capacité d'accroître leur ni par aucune des médiations juridico-économiques ordinaires. Mais je n'en ai pas été plus éclairée pour autant. Au surplus, il me paraît qu'il est temps de me demander pourquoi les Bocains n'éprouvent nul besoin de distinguer deux genres de forces et n'utilisent qu'un seul terme — celui de « force » — pour désigner ce qui fait circuler et ce qui circule, dans une crise de sorcellerie. Peut-être, tout de même, est-il possible de parvenir à un exposé de leur système de représentations qui fasse droit à leur choix lexical… »… J.Favret-Saada. Les Mots, Les Sorts, La Mort. Gallimard
A cette question laissée en suspens, J.Favret-Saada répondra quelques années plus tard par la publication d'un ouvrage Désorceler,reprenant les matériaux d'une dizaine d'articles écrits de 1981 à 1987, dont certains en collaboration avec Josée Contreras. Elle va se situer d'un tout autre point de vue, en s'attachant à la personne du désorceleur, au sein d'une anthropologie des thérapies. Dans les Mots, Les Sorts.., seule comptait l'efficacité pratique, du « praticien » le « faire » sans aucune justification théorique. « ça y fait ou pas ! » l'auteur s'aperçoit vite que celui-ci mettait ait en œuvre bien plus que les maigres rituels ,conduisant en fait les victimes dans ce qu'elle considère comme une véritable thérapie collective, dispositif très complexe existant bien avant le rituel proprement dit Mais pour le comprendre cet élément de dramaturgie là encore, il faudrait « être pris », y participer parce qu'il ne peut être observé. Dans celui-ci jouaient par exemple, des discours tenus à la victime ,deux types de discours oraux qu'elle nomme « exemplaires » et « incitatifs ».le premier montrait la redoutable efficacité de la sorcellerie et la kiriade de malheurs qu'elle engendrerait si l'on en restait là , le second serait une invitation , en énumérant les succès, à entreprendre une cure de désorcèlement, et donc cesser d'occuper la place de victimes.
Un des paradoxes de l'étude vient donc du fait que l'anthropologue ,lors de son travail de terrain, avait pu s'informer en étant considérée comme « prise »,ensorcelée, par ses interlocuteurs et adressée à une désenvouteuse et cartomancienne ,madame Flora dont elle avait pu ainsi suivre le travail pendant deux ans .Madame Flora étant impotente, désorcelait à domicile en utilisant la divination par les tarots.
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Une séance, d'environ deux heure (d'un coût équivalent à peu près à 6 euros actuels) réunissait madame Flora et les époux victimes, souvent accompagnée des enfants Les ensorcelés se présentaient comme des innocents accablés de malheurs répétés et incompréhensibles avec une question lancinante : pourquoi moi ? Pourquoi moi qui suis honnête et bon chrétien, ne m'arrive-t-il que du mal ? C'est de ce contact avec le mal, un mal toujours subi, qu'ils demandaient au désorceleur de les isoler.
Le tirage des cartes (le très réaliste tarot de Mlle Lenormand du 19è) était moins une prédiction habituelle de l'avenir, qu'un jeu de langage sur le bien et le mal et une identification des problèmes de la vie quotidienne. La fin de la séance prescrivait des rituels que les consultants devait accomplir chez eux, faits d'une multitude de petites tâches (parmi lesquelles réaliser des sachets en toile rouge et les garnir avec des ingrédients spécifiques ou encore disposer sous le lit des planchettes hérissées de clous) mais le caractère hétéroclite importait moins que le fait de retrouver de l'initiative.
Pendant la séance, l'incitation était « énergétique » : madame Flora ne cessait pas de tirer des cartes catastrophes qui ne manqueraient pas de se produire si les consultants ne quittaient pas leur place de victimes. Ceci joint à un discours ambigu dont elle laissait les consultants extraire le sens .Tirant, par exemple, la « veuve noire » elle sous entendait que la femme était en fait plus forte que le mari et quelle serait bientôt veuve (si celui-ci ne réagissait pas.). Le mari semblait en effet, tout en se reconnaissant impuissant, « y croire » moins que sa femme d'où la nécessité de guérir celle-ci en premier.
« La seule chose qui intéresse la voyante, dans cette débauche de signes et de dessins, ce sont les sujets. Et encore, pas tous. Sur les 156 que comporte le jeu, elle en commente un tiers environ : ceux-là seuls qui montrent la mort, la dévoration, l'empoisonnement, l'enlèvement, la guerre (que se font des héros de la mythologie grecque), un prodige - bref, ceux qui sont aptes à nourrir son inspiration sur la haine, la violence, la « force » et la mort du sorcier... Bien sûr, le sens qu'elle donne à ces images n'a strictement aucun rapport avec celui que leur assigne l'inventrice supposée du jeu ; et, de la mythologie grecque, Madame Flora ne retient que son expression plastique, interprétée au pied de la lettre (une action violente, un prodige...).
A partir de ces images, la désorceleuse se livre à des proférations inspirées auxquelles les consultants résistent rarement. Même les plus obstinés à maintenir une certaine distance craquent devant une figure rhétorique particulièrement bien envoyée et se mettent à réclamer la mort ou des tortures sans fin pour leur sorcier. Il leur est impossible de se défendre contre l'accumulation de preuves visuelles et auditives de ce qu'ils sont menacés : menacés d'être enfoncés comme les murailles de Troie par ce « cheval emballé qui renverse tout sur son passage » ; fusillés comme ce héros devant le peloton d'exécution. Ces images passent aussi vite que des flashes publicitaires et la voix tendue de Madame Flora les complète, les déforme, les charge de significations nouvelles qui n'annulent pas les anciennes (les menaces n'ont jamais besoin d'être cohérentes pour porter). La superposition de ces flashes et de ces métaphores ne peut manquer de susciter chez le consultant un désordre d'images archaïques. Un être inconnu de lui, qui a rompu avec la civilité et la mesure, se met alors à parler de vengeance sans merci et de mort atroce.
Comme on peut le supposer, cette partie de la séance succombe régulièrement à l'amnésie, car elle a entraîné les clients très loin dans l'acceptation (qui n'est pas pour autant la reconnaissance) de leurs vœux de mort. » J.Favret Saada. Désorceler. eds de l'olivier.
Ce qui frappe l'auteur c'est le changement d'état d'esprit des consultants : de victimes abattues par le « sort » et le malheur inconnu et menaçant, ils deviennent malgré les mauvaises cartes, ceux qui y voient clair désormais » « on sait où on en est »et y retrouvent déjà de l'énergie. C'est donc du déminage du terrain anxiogène qu'il s'agit dans la « cure » et c'est la question de la « force » qui va être au cœur de celle-ci , un dispositif que J.Favret Saada nomme « l'embrayeur de violence ». Il s'agit de les amener, sans qu'ils en soient pleinement conscients (la notion d'affects non représentés), à souhaiter à leur tour la souffrance et la mort du sorcier présenté par les cartes comme un dangereux prédateur,(d'où l'importance du caractère réaliste du jeu de tarots.). Comme on l'a vu, le sorcier est celui est censé posséder un surplus de force manifeste, chez lui, par la haine, la violence de la jalousie, l'agressivité. Il s'agit donc de susciter les mêmes sentiments chez les victimes leur faisant ainsi quitter leur place dans le système . Comme ils sont le plus souvent incapables de rapports de force, la consultation s'étend aux démêlés administratifs ; le but de madame Flora étant, chaque fois, de les munir de réponses détaillées à des situations possibles et capables de remporter des victoires « symboliques » qu'ils raconteront à leur prochaine séance. Comme le dit l'auteur, les consultants n'y « voient que du feu » parce que la voyante se présente comme n'y étant pour rien, simple porte-parole du jeu et du destin.
« Pour faire passer ces messages, Madame Flora met en œuvre toute une batterie de moyens rhétoriques et dramatiques, dont on livrera un bref échantillon.
La désorceleuse peut retourner une carte noire et ne pas la commenter mais pousser un cri d'horreur : «Aaah ! » Puis, le visage de plus en plus soucieux, elle laisse passer trois cartes noires en gardant le silence. À la cinquième, elle lâche entre ses dents : « Eh oui ! » Que la sixième ou la septième soit une dame de carreau, et la désorceleuse l'abat d'un geste sec. Elle saisit sa canne, en frappe un grand coup sur la table et profère, très vite et en augmentant la force du son : « Oh la féline, la sale voisine, la salope, la dame de carreau : elle vous en veut à mort ! » (Expression consacrée qui signifie : « C'est elle, votre sorcière.») Madame Flora ramasse alors les cartes précédentes, les abat une à une : «Tenez : y a bien eu un fléau dans votre maison ! », «Voyez comme c'est raffiné!», «C'est p'têt' pas elle qui l'a fait (jeter le sort), mais elle l'a fait faire ! », «Et voilà la femme infernale que vous avez derrière vot' dos ! »…
…« Ainsi, être assis devant le tapis vert, c'est entendre Madame Flora exprimer sans relâche les informations données par «le jeu», à la façon d'un reporter de radio couvrant un match de football : comme lui, la désorceleuse s'emploie à représenter ce qu'elle voit et entend à l'intention de ceux qui ne voient ni n'entendent.
Par définition, les cartes ont la capacité de figurer tout objet de l'univers des consultants : des êtres humains, des animaux, des végétaux, des machines ; mais aussi des pensées ou des actes; des événements passés, présents ou à venir; des événements réels, possibles ou simplement imaginés. Être assis devant le tapis vert, c'est donc aussi s'exposer à ce que soient mis en contact des registres qu'ordinairement l'on maintient isolés les uns des autres: une carte surgit, qui a trait à la réalité quotidienne la plus banale, immédiatement suivie de telles autres qui se rapportent à de l'imaginaire (au sens large). Entre moi et autrui, entre mes actes et mes pensées, entre mes pensées et celles de l'autre, entre celles que j'ai eues et celles que j'aurais pu avoir, entre l'accident que je n'ai pas eu la semaine dernière (niais dont Madame Flora me déroule le film au ralenti) et le vêlage difficile que j'ai réussi hier, il n'y a que l'intervalle d'une carte. C'est évidemment la désorceleuse qui attribue telle carte à tel objet de mon univers, qui décide que cet as de pique suivi de ce neuf de cœur parlent de ma mort imminente, voulue par le sorcier mais heureusement écartée par mes protections magiques. Dans un autre contexte, Madame Flora aurait décidé que ces deux mêmes cartes parlent de la jalousie que provoque chez mon voisin ma splendide récolte de betteraves… » J.Favret Saada. Désorceler.
Seraient donc à l'œuvre dans les pratiques de désenvoutement une « thérapie sans le savoir », une cure qu'elle concède « inférieure » ou « institution de rattrapage », (idée qui scandalisa pourtant fortement l'orthodoxie psychanalytique par le rapprochement avec la « cure). Une thérapie donc qui s'adresserait aux « ratés de l'ordre symbolique ». Pour expliciter cette idée, J.Favret Saada s'appuie sur ce qu'elle nomme l'opacité à soi propre à l'être humain, le tragique, comme l'avaient vu les Grecs; un être capable de communication autre que verbale, non-intentionnelle et involontaire , capable de mettre en jeu des « affects non représentés », par exemple de se leurrer sur lui-même et sa situation en accusant le voisin, là où il s'agirait en fait de haine de famille. Ainsi l'auteur insiste-t-elle sur le rôle thérapeutique ,en dehors de ce qu'elle dit, de la voix même de madame Flora qui « prend » le consultant dès l'arrivée, et ne le lâche plus une seule seconde : elle couvre tous les registres imaginables (le drame, la familiarité, la tendresse, la férocité...), mais surtout, elle passe de l'un à l'autre avec une souplesse sans pareille, et sans jamais laisser le consultant abandonné à lui-même…. »
« Le discours sorcellaire, dans chacun de ses éléments, affirme l'efficacité réelle des actes métaphoriques : les locuteurs la jugent si redoutable qu'ils évitent de désigner les agents sorcellaires ; elle excède à ce point les bornes du pensable que les attributs ontologiques et les actions des détenteurs de force sont dépourvus de définition, sinon négative ; un certain genre de récits, exemplaires, est affecté à la mise en scène de cette efficacité sous sa forme la plus impressionnante ; même les récits consacrés à ses ratages ne peuvent manquer de s'y référer comme à l'unique modèle possible.
Puisqu'elle est posée de façon ferme et constante par tous les locuteurs dans toutes les circonstances où ils se sentent libres de parler des sorts, on peut dire que cette affirmation de l'efficacité réelle du rituel constitue la théorie du désorcèlement, ou sa « croyance », ce à quoi il faut adhérer pour se proclamer désorceleur ou pour demander un désorcèlement. Or cette théorie, qui paraît suffire aux besoins des « croyants », ne permet pas de comprendre quoi que ce soit au désorcèlement. En particulier, comment les malheurs répétés, apparus dans un camp, déménagent dans l'autre. »…
… « Les thérapies par la parole, issues des milieux lettrés, assoient leur crédibilité sur un corpus théorique gigantesque et sur un raffinement conceptuel considérable, que les praticiens ont à accroître, et avec lesquels ils devront se familiariser leur vie entière, lisant quantité d'ouvrages, participant à des conférences, des séminaires et des groupes de travail. Seuls ces professionnels produisent, dans sa quasi-totalité, le discours autorisé sur la thérapie. Les patients n'ont d'autre choix que de l'assimiler et de le proférer comme s'ils étaient eux-mêmes thérapeutes ou, mieux, en le devenant. »
« Dans le Bocage, savoir sur le désorcèlement et savoir-faire rituel sont absolument dissociés. Les désorceleurs se forment sur le tas, au contact d'un ancien, qui leur a reconnu le « don » et leur « passe le secret » avant de se retirer. Ils ne cherchent pas à augmenter leur savoir de quelque façon que ce soit : « à chacun son secret», se plaisent-ils à répéter. Le désorceleur ne possédant en propre qu'un «secret» (un savoir-faire rituel) et une certaine quantité de «force» (un certain pouvoir-faire), aucun de ces attributs ne lui donne la maîtrise d'un corps de doctrine qui serait, par principe, inaccessible à ses clients, ni à un type d'expérience qui leur serait incommunicable. Car les ensorcelés l'entendent de leurs oreilles faire le récit de ses combats magiques passés, analogue en tout point aux récits qu'eux-mêmes connaissent et colportent au sujet d'autres désorceleurs; ils le voient de leurs yeux mettre en œuvre sa «force» au moment du rituel. Pour être crédible, le désorceleur compte sur la seule efficacité de l'acte rituel : dès que « ça y a fait», tout est dit….
. L'énoncé portant sur la sorcellerie (« chez nous, on s'ensorcelle entre voisins») n'est accompagné d'aucun commentaire sur le caractère spécialement problématique de la relation de voisinage1. Hors du contexte de la sorcellerie, les propos relatifs au dysfonctionnement social ne mentionnent pas non plus cette relation comme problématique. À vrai dire, ils ont pour thème exclusif les «haines de famille», c'est-à-dire les conflits entre successeurs potentiels d'un exploitant (les frères et parfois les maris des sœurs), qui s'aggravent dès que cette succession est enjeu : quand on décide qui sera le «reprenant», quand on fixe le montant de la dot et des donations d'installation, quand on partage l'héritage….. »
« Ces mécaniciens de l'organisation sociale qu'étaient les anthropologues britanniques considéraient la sorcellerie comme une erreur qui ne pourrait s'empêcher de signaler une vérité - une relation sociale. Or le cas du Bocage montre que, au cas même où l'on considérerait la sorcellerie comme une erreur, celle-ci ne signale en tout cas qu'un leurre : les Bocains accusent leurs « voisins » pour éviter leurs « haines de famille ». Peut-être alors convient-il de rompre une fois pour toutes avec la problématique du vrai et du faux, et de considérer le désorcèlement bocain comme une institution de rattrapage: un dispositif destiné à aider certains sujets - les chefs d'exploitation et de famille - à franchir un passage devant lequel ils ont échoué, un passage que la plupart franchissent sans difficulté car les autorisations légales et culturelles de le faire, les méthodes d'inculcation des normes et les rites de passage les y acheminent sans encombre. Peut-être aussi convient-il de penser toutes les thérapies - « sauvages » et européennes, rurales et urbaines, -, quelles que soient les justifications qu'elles affichent, dans la catégorie générale des institutions de rattrapage…. J.Favret Saada. Désorceler.