Mein liebes Schwan...©Marcus Lieberenz
En un week-end, grâce aux secrets de la programmation berlinoise, le samedi 18 avril on programme l’histoire du père, Parsifal, à la Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstrasse côté pair, et le lendemain, 19 avril, à la Deutsche Oper, Bismarckstrasse côté impair (la maison d’en face en quelque sorte) on programme l’histoire du fils, Lohengrin. Les deux représentations avec des distributions introuvables. Où retrouver ensemble Klaus Florian Vogt, Waltraud Meier, Gunther Groissböck, Anja Harteros et John Lundgren pour un Lohengrin d’exception ?
Heureusement pour nous, la mise en scène de Kasper Holten (2012) reprise pour l’occasion, ne nécessite pas une mobilisation trop grande des neurones. Celle du Parsifal de Tcherniakov la veille est encore en train de les faire travailler, plus de dix jours après. Kasper Holten nous préserve de ce travail, il cygne (oui, c’est écrit exprès comme cela) une mise en scène sans grand intérêt ni nouveauté, qui ne nous dit rien qu’on n’ait vu partout ailleurs.
Il en va bien autrement musicalement. D’ailleurs, les deux représentations avec la distribution précitée étaient complètes, elles ont attiré la foule et c’est compréhensible, vu le niveau de ce qu’on y a entendu.
Le travail de Kasper Holten, metteur en scène danois, actuel directeur du Royal Opera House (Covent Garden) reprend pratiquement tous les poncifs sur Lohengrin qu’on puisse imaginer ; Elsa est blonde comme les blés (ce qui pour Anja Harteros est une nouveauté), Ortrud est rousse comme toutes les sorcières dignes de ce nom et caresse au deuxième acte des cordes éclairées au laser – c’est sans doute pour faire magie - Lohengrin enfile et dépose régulièrement ses belles ailes de cygne (?), tantôt homme, tantôt ange venu du ciel tout beau tout blanc, un coté « mon truc en plumes » encombrant, voire vaguement ridicule.
Que nous dit cette mise en scène : d’une part que les guerres révèlent les hommes providentiels, toutes les guerres et de tous les temps puisque les guerriers sont habillés en mousquetaires du XVIIème, en soldats du moyen-âge, de la Grande Guerre, et j’en passe, et le rideau s’ouvre sur une belle image d’ailleurs : des femmes parcourant un champ de bataille jonché de cadavres, chacune essayant de reconnaître le ou les sien(s. Donc toute cette affaire est une histoire de peuple en désarroi, dont le défenseur traditionnel (Telramund) va se trouver dans l’impossibilité d’être le bras du roi.
Outre le peuple et la guerre on suppose donc des affaires politiques de succession : la disparition du petit Gottfried projette la jeune et blonde Elsa seule contre tous, sachant mal se défendre. Mais dans cette mise en scène, Elsa rentre en scène non libre pour défendre son honneur, mais déjà condamnée à mort – adieu présomption d’innocence- les yeux bandés et les mains liées. L’arrivée de Lohengrin empêche in extremis l’exécution : sans doute Kasper Holten estimait-il ce premier acte insuffisamment dramatique, il en rajoute pour faire de Lohengrin le vrai Deus ex machina qui tombe du ciel au bon moment (la lame allait s’abattre sur la tendre Elsa).
Le combat Telramund/Lohengrin ©Marcus Lieberenz
Dans ce premier acte, on ne va pas voir le combat avec Telramund : un brouillard épais et bienvenu nous empêche de le voir, laissant supposer un artifice de Lohengrin pour vaincre sans péril, mais non pas sans gloire vu les chants de triomphe du peuple, dès que le brouillard se dissipe.
Rien de particulier au deuxième acte, conçu de manière fort traditionnelle, ou du moins habituelle. La première partie, entre Ortrud , Telramund et Elsa reste ce qu’elle est toujours et presque partout (sauf chez Hans Neuenfels, à Bayreuth où c’est peut-être le moment le plus réussi). La deuxième partie est un peu plus « élaborée » si l’on veut, dans le sens où Kasper Holten conçoit le cortège de mariage comme un espace très théâtralisé, un espace de représentation structuré en deux, au premier plan l’espace privé qui se déroule derrière un rideau rouge de théâtre, le spectateur a donc droit en quelque sorte aux coulisses, puisqu’on voit le rideau rouge côté scène, avec corde apparente pour le soulever et il se soulève « à la Bayreuth », puisque cette manière d’ouvrir le rideau a été inventée à Bayreuth. Oui, cher lecteur, je vous sens passionné …
Rideau "à la Bayreuth" ©Marcus Lieberenz
Le second plan laisse voir un cadre immense (comme un tableau) à l’intérieur duquel on voit en contre champ le portail d’une cathédrale, manière d’éloigner tout ce qui se passe de la réalité, d’en faire une « scène » plus qu’une action, et de renvoyer l’histoire à des Très riches heures de l’homme au cygne, et de dire aussi quelque part qu’on n’y croit pas.
Geste ultime avant le baisser de rideau : la pauvre Elsa a été bien secouée en ce deuxième acte et en a laissé tomber son beau bouquet de mariée ; elle y repense au dernier moment et court le ramasser. Sombre présage…
Acte II image finale ©Marcus Lieberenz
C’est au troisième acte que la thèse de Kasper Holten sur cette histoire est le plus clairement exposée. Comme souvent, la première partie se déroule autour d’un lit.
D’un lit à une place cependant, singulière manière de représenter un lit de noces, généralement plus généreux en espace…le spectateur se demande évidemment pourquoi, n’osant pas imaginer une nuit de noces dans de telles conditions d’inconfort.
Alors, on se dit que ce lit n’en est pas un…
Eh non, ça n’en est pas un, c’est un catafalque tout blanc, et le lit de noces qui le dissimulait était un lit de mort, on y aurait bien vu un gisant. Kasper Holten et son décorateur Steffen Aarfing ont uni par un de ces raccourcis géniaux Eros et Thanatos. Et de nouveau, sombre présage…
Acte III, lit catafalque ©Marcus Lieberenz
Mais c’est évidemment la fin qui nous réserve les plus grandes surprises. La toute fin, les dernières minutes. Lohengrin a remis ses plumes et fait ses adieux…mais au lieu de remettre le jeune « Herzog von Brabant » bien vivant, il remet à la foule horrifiée un cadavre en putréfaction enveloppé dans une couverture sanglante…
Que peut faire le peuple qui à la veille de la bataille a perdu ses deux champions, Telramund pour cause de mort pour trahison, et Lohengrin qui ne devait pas rater le dernier cygne pour rentrer à la maison… ?
Angoissante question que Lohengrin va résoudre, puisqu’il est le sauveur, autant l’assumer jusqu’au bout : il ne part pas, il garde ses plumes, il reste au milieu du peuple prosterné, il est l’homme providentiel : il se détourne d’Elsa qu’il a plus brutalisée ici que dans d’autres mises en scène où elle est plutôt ménagée : dans le premier acte où il lui demande avec une insistance brutale si elle a bien compris qu’elle ne doit pas poser la question fatale, et au dernier acte où il lui reproche violemment de l’avoir posée.
Le Sauveur, et le roi soumis ©Marcus Lieberenz
Il a ensuite levé le poing de manière peu placide et le roi en arrière plan avait l’air dépassé, le Sauveur balayant les autorités en place, on a déjà vu…
Dernière image, Lohengrin, de dos, avec ses plumes, à ses pieds, le peuple. Ces ailes larges font bien penser à certaines images de style vaguement troisième Reich, et Lohengrin homme providentiel serait bien idéologiquement un peu impur… Voilà tout ce que j’ai pu démêler de ce travail assez passe-partout, qui au moins ne gêne pas les chanteurs et permet des reprises sans répétitions, mais qui réserve quand même quelques belles images, (beaux éclairages de Jesper Kongshaug) c'est à dire ce qui reste quand on a tout oublié...
Musicalement, la représentation était d’une toute autre teneur.
Il faut saluer le travail du chef Donald Runnicles, notamment dans Wagner où il a une vraie réputation, notamment aux USA à cause de ses réalisations à la tête du San Francisco Opera . Son approche est claire, l’orchestre est très attentif , il y a peu de scories (quelques unes dans les grandes scènes de trompette cependant). Il veille aux équilibres scène-fosse, il est vrai qu’il a une distribution qui lui permet sans doute de moins retenir l’orchestre. Ce n’est pas un chef qui pour Wagner a une approche spécifique, son Lohengrin est sous ce rapport pas vraiment personnel, mais tout est en place, avec beaucoup de lyrisme et l’énergie qu’il faut pour une œuvre encore tributaire des formes du Grand Opéra ; il soigne les effets plus spectaculaires, comme la distribution des trompettes dans toute la salle au troisième acte (cages latérales, balcons) : son Lohengrin ne manque ni de chaleur, ni de justesse et répond à l’attente, tempi justes, équilibres sonores soignés, belle maîtrise de l’orchestre où les cordes sont notamment magnifiques.
Le chœur de la Deutsche Oper néanmoins déçoit un peu(direction William Spaulding), il a l’éclat et le relief certes, mais sans doute le manque de répétition pour ces reprises a provoqué des décalages nombreux par rapport à la fosse, et plus étonnant, plusieurs problèmes de coordination à l’intérieur même du chœur notamment au premier acte, donnant une impression de beau désordre au début de l’opéra. Les choses se sont nettement améliorées à la fin.
Les rôles des pages sont très bien tenus par des artistes du chœur, et ceux des nobles du Brabant tout aussi bien par de bons jeunes chanteurs de la troupe dont un boursier de l’Opera Foundation de New York (Thomas Lehman).
Albert Pesendorfer, la basse maison, étant souffrant, c’est Günther Groissböck qui a assuré le rôle de Heinrich der Vogler. On ne le présente plus, c’est l’une des basses wagnériennes (et autres) les plus réclamées sur les scènes ; voix particulièrement bien projetée, sonore, claire, capacité à adoucir jusqu’au effets piano, avec un joli contrôle. La mise en scène lui fait perdre peu à peu sa superbe à mesure de la présence de Lohengrin : dans les légendes médiévales, les rois et les héros sont deux mondes séparés voire antagonistes (Marke/Tristan, Arthus/Lancelot etc..) et ici, le roi est bien démuni sans ses héros qui sont ses bras. Groissböck fait percevoir dans la voix ces différentes facettes et son relatif effacement. Très belle incarnation.
Le couple de méchants est lui aussi particulièrement remarquable, avec un John Lundgren en Telramund qui a la voix et la puissance sans aucun doute, mais pas vraiment la diction : il prononce le texte correctement mais sans accents particuliers et un style quelque peu relâché. On a l’impression que les paroles défilent mais pas toujours le sens, or pour mon goût, j’estime que les TElramund convaincants sont ceux qui distillent les paroles et avec un côté aristocratique qu’a un Thomas Johannes Mayer ou un Tomas Tomasson, mais pas un Lundgren plus Alberich que Telramund.
Cette hauteur aristocratique, Waltraud Meier la possède de manière innée et on rêve de ce qu’elle eût pu faire en Lady Macbeth si elle avait eu une vraie ductilité vocale. Face à Lundgren un peu moins contrôlé, elle joue le rôle du « cerveau » du couple. Chaque parole a du sens, le texte prononcé a des accents d’une vérité incroyable, c’est un rôle de « tête », qu’elle incarne, avec des gestes d’une rare économie et une incroyable élégance. Certes, à ce moment de la carrière, les aigus redoutables des deuxième et troisième actes sortent quelquefois métalliques, quelquefois un peu en dessous, ou courts, mais aussi, et c’est impressionnant, quelquefois parfaitement négociés et réussis. Elle reste encore aujourd’hui l’Ortrud de référence, une grande Ortrud, pour sûr, mais une Ortrud qui a surtout de la grandeur. Magnifique artiste.
Face à elle, Anja Harteros a la fraîcheur : leur duo du deuxième acte est anthologique. Enfouie sous sa blonde perruque, Anja Harteros a quelque difficulté au départ à entrer dans le rôle, yeux bandés et mains enchaînées. La voix est claire, la diction parfaite, la ligne de chant impeccablement tenue et là aussi, elle délivre des accents d’une vérité criante : elle se ménage quelque peu au départ (le rôle est particulièrement long et exposé) mais Anja Harteros est immédiatement dans l’émotion du type « Je ne suis que faiblesse et que fragilité », les aigus sortent avec facilité : elle est peut-être un tantinet moins définitive qu’à Milan, mais c’est l’Elsa du moment à n’en point douter, elle a exactement la voix qu’il faut pour ce rôle. Enfin, je la trouve de plus en plus engagée scéniquement, c’est clair pendant le troisième acte où elle réussit un incroyable crescendo vocal et stylistique, du lyrisme au dramatisme, de l’éthérée à la ravagée.
Ethéré, le Lohengrin de Klaus Florian Vogt l’est pour l’éternité. Nul ne chante cela ainsi, avec ce naturel et cette étrangeté dans la voix, aigue, nasale, haut perchée, et réussissant malgré tout des inflexions dures (notamment avec Elsa) ; certains lui préfèrent le contrôle d’un Kaufmann immédiatement poétique. J’avoue ne pas choisir. Mais comme Vogt a dit au deuxième acte : Elsa, erhebe dich, m’a bouleversé, à en avoir le cœur battant. J’avoue aussi avoir été rarement aussi chaviré, chaque voyelle, chaque note est retenue puis tenue , contrôlée jusqu’au fil de voix, et en même temps modulée. J’ai retenu le moment, mais il y en eut d’autres. Il est tellement irremplaçable dans ce rôle qu’il a du mal à en sortir : ses prestations en Florestan ou Parsifal n’emportent pas autant la conviction. Cet être d’ailleurs qu’est Lohengrin a une voix d’ailleurs. C’est tout simplement prodigieux, stupéfiant, sans doute aussi anthologique. Dans chacun de ses Lohengrin, avec des rats (Neuenfels), avec des plumes de cygne (Holten) ou en culotte de peau (Homoki)- l’imagination des metteurs en scène étant infinie- Klaus Florian Vogt emporte la conviction et l’émotion, d’autant plus avec Anja Harteros quand il lui donne la réplique, comme naguère avec elle à Genève dans Meistersinger.
Alors, malgré les platitudes de mise en scène, la musique est au rendez-vous, puissante, définitive, et la distribution est de celles qu’on n’oublie pas de si tôt. Ce fut une soirée de pur plaisir musical et opératique, de pure jouissance mélomaniaque. Il en faut, et Berlin ce week end là nous en a données deux.
Klaus Florian Vogt en Lohengrin (Berlin 2012) ©Marcus Lieberenz