[note de lecture] « La Lyre noire » et « Chronique du temps qui me quitte », de Jiří Kolář, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

 
Né en 1914, Jiří Kolář est mort en 2002 ; et, parus en 2014, les deux livres furent publiés, est-il mentionné dans l’achevé d’imprimé, à l’occasion du « centième anniversaire » de l’auteur ; célébration, hommage de l’éditeur à un artiste d’envergure, cependant méconnu en France, pourtant plusieurs fois traduit aux éditions de La Différence, pourtant que Le Foie de Prométhée (journal 1950), journal-poème, ou journal-collage (poèmes, notes de journal, de lecture, fragment de roman, dialogues, Jiří Kolář était poète et collagiste), où le regard de l’artiste, aiguisé, rend compte de son observation du monde environnant avec critique pointue, voire mordante, découpe les scènes observées avec soin et les agrandit et les détaille de façon à englober l’humaine condition frottée à sa nécessité d’écrire, à expérimenter les formes d’écriture pour s’efforcer de se fondre en l’autre et comprendre, en tant que citoyen tchèque, et du monde, ce qui asservit, refusant par là l’acceptation conformiste et veule du contrôle social glissé en toutes parties de la vie quotidienne, pourtant que, donc, Le Foie de Prométhée est un livre de grande farine, qui valut à l’auteur, lors de la publication de ce livre, en 1953, neuf mois de prison et une interdiction de publier. « La liberté est un art », écrivit-il, dont acte fit-il, il avait la parole libre, et il en pâtit,  
 
« Écris/un jour tout ce qui sera sorti de ta plume/t’engloutira/si tu n’écris pas la vérité/honnêtement/dans toute la mesure de tes forces/et ce que tu dois vraiment écrire/sans transiger »,  
 
in Le Foie de Prométhée). Jiří Kolář se voulait « témoin oculaire »1 de son temps ; sa férocité n’épargnait personne (son poème « Au milieu des abrutis » dans Le Foie de Prométhée est d’une dureté sans pareille à l’égard de ses semblables ; sa solitude  n’en était que plus réelle et conséquente, éclatait aux yeux, du moins son décalage du monde. Artiste de l’affrontement, Jiří Kolář amenait les mots à s’affronter entre eux afin de casser l’image du réel. Poésie de l’image cassée, troublée, voire. Sa liberté artistique en fit un dissident politique. 
 
L’œuvre de Jiří Kolář connut donc les vicissitudes de l’interdiction, et c’est après 1964 qu’elle cessa de circuler en samizdats. En 1966, paraissait un ouvrage contenant des extraits de plusieurs recueils composés dans les années 1950, dont de La lyre noire, à propos duquel il écrivait, en épilogue « Tout le recueil devait être un historique de la vilenie humaine s’achevant sur des témoignages des camps de concentration. J’ai essayé d’abord de tirer ces dires du côté des brumes de la littérature, mais reconnaissant vite l’absurdité de mes efforts j’ai décidé d’en respecter l’authenticité. C’est pourquoi j’ai qualifié ces vers de “poésie authentique”. Pourquoi, aussi, je souhaiterais qu’on n’y voie pas autre chose (ici comme dans les documents de ma Suite tchèque) qu’une sorte de “reprise livresque”, car mon plus grand désir à l’époque était d’aider ceux qui avaient couché ces faits par écrit à en porter plus loin l’écho ». Dessein généreux. À la lecture de ces poèmes, la fameuse affirmation péremptoire et controversée d’Adorno, énoncée en 1949, que le philosophe commenta lui-même et justifia en maints articles, « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes », cette assertion vient à l’esprit du lecteur ; l’horreur des camps de concentration et les atrocités générées par les dictateurs de toutes sortes (en Afrique du Sud, en Chine) est au cœur de La lyre noire ; et soulevée, la question du lyrisme et de sa subjectivité souvent narcissique sinon égocentrique, sinon la futilité de toute création artistique face à cela. Un infini débat ; quelle empathie poétique pour les victimes sans verser dans un pathos inactif mais bien-pensant. Une gageure dont le poète n’était point dupe, aussi, tout comme Paul Celan sut retenir ses larmes noires, Jiří Kolář, pour évoquer les camps de concentration, les exterminations et les asservissements, Jiří Kolář retient sa colère noire, et choisit un point de vue objectiviste, avant le Holocaust (1975) de Charles Reznikoff, mais contemporain de Testimony (1965). Poèmes transcriptions, de témoignages vécus, verbatim, mais en vers ; le « je » présent dans les poèmes est celui des témoins : le poète leur cède la parole, offre un prolongement à cette parole, un écho porté plus loin grâce à la mise en vers, qui percutent la chape de silence historique (le retour au vers appuie l’éternel recommencement des exactions persécutrices, le vers n’est pas beauté, mais dénonciation). Ce faisant, Jiří Kolář, en opposition à Adorno, veut que la poésie, plus que jamais, témoigne, prolonge l’écho du désastre, et non point se terre dans un mutisme coupable. Très souvent, le poète prend appui sur une expérience vécue par un rescapé, puis étend son champ de vision, jusqu’entrer dans la conscience froide des bourreaux et des tyrans ; un travail sur le passage du discours rapporté de la victime à l’objectivité du bourreau est ainsi judicieusement mené, du personnel « je » à l’impersonnel « il y avait », passant par le trouble « on ». Lyre noire participe de la chronique de l’humanité, l’effacement du poète porte « le chant vivant d’un monde douloureux (Auxeméry à propos de Holocauste).  
 
De facture différente se présente la Chronique du corps qui me quitte, carnets datés de 1998 à 2002, couvrant les quatre dernières années de la vie du poète, mais dans la lignée du Foie de Prométhée. Des bribes, des notes, des dialogues, des flashes, des bouts de poèmes, datés, des réflexions, pour l’essentiel, courts, voire très laconiques. Chronique d’un corps qui part en lambeaux, qui voit la mort accomplir son travail de fourmi, sous le regard dépité de l’esprit qui l’habite, qui demeure actif, lucide, « marcher m’embête, même pour passer de ma chambre au séjour, à côté », parfois sans contours, « je bave sans arrêt », mais qui garde intact le désir d’écrire, de créer, de penser (« je me demande où est la frontière entre la fabulation réalisée et l’art »), de penser ne serait-ce que son corps, observé presque comme une œuvre qui s’auto-détruit, comme un collage évolutif. Si beaucoup de passages relèvent de l’anecdotique, l’auteur en est conscient lui-même (« La plupart des choses que je note sont tellement bêtes que c’est pénible même d’y penser, mais je suis incapable de faire mieux »), néanmoins, à l’instar de ses collages, il découpe le réel en bandeaux, qu’il réorganise entre constats et idées, entre confidence et destruction de la confidence ; on regarde alors la lutte d’un esprit qui jusqu’au bout tient l’art en haut lieu de vie, qui fait de sa vie un collage constant. Les dernières pages de cette Chronique étonnent, où l’artiste questionne directement les mots et surtout les choses, bascule de l’autre côté du réel, « J’ai redemandé à la chaise ce qu’elle dit tout bas du miracle de l’amour. Elle est restée un moment sans répondre. – L’as-tu déjà vu de près ? – Non ! s’est-elle récriée avant de lâcher, grincheuse : Tu ne sais donc pas que je ne suis réchauffée toute ma vie que par des fesses, d’hommes et de femmes ? De là, il y a loin au paradis de l’amour. » Ce livre est émouvant, une opposition désespérée à la dégénérescence de l’art, un hymne à l’art. 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
 
1Témoin oculaire, La Différence, 1983 
 
Jiří Kolář 
La lyre noire 

Chronique du corps qui me quitte 
(carnets 1998-2002) 
éditions Fissile 
72 p. et 160 p. 
16 € et 20 €