« Alors Jésus leur dit cette parabole : « Si l’un de vous a cent brebis et en perd une, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Quand il l’a retrouvée, tout joyeux, il la prend sur ses épaules, et, de retour chez lui, il réunit ses amis et ses voisins ; il leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. » Luc 15, 3-7.
La brebis perdue
Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé par les frères Dalziel
Sur une pente abrupte, le berger ramène vers la vallée la brebis égarée, la sauvant d’un triple danger : la nature sauvage, la nuit et l’ignorance, symbolisée par les deux chouettes qui voient leur échapper leur proie.
La brebis perdue ( The Lost Sheep)
Alford SOORD, 1898, St. Barnabas Church, Homerton, East London, England
Championne incontestée de la catégorie, cette image édifiante fut reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires.
Si bas qu’elle soit tombée, la brebis perdue sera néanmoins récupérée par un pâtre qui prend tous les risques, une ronce accrochée à sa manche, et sa couronne d’épines sur la tête pour aider à l’identification.
La vue plongeante rajoute, à la menace des oiseaux de proie, celle de la chute définitive.
Hitchock, La Mort aux trousses
Autre exemple d’un âme perdue récupérée in extremis par une chemise blanche…
La brebis sauvée
Alford SOORD, 1905
Devant le succès, Soord récidiva avec une image moins sportive et plus positive : la chute dans le gouffre est remplacée par la chute d’eau régénératrice, tandis qu’en sens inverse, la contre-plongée traduit la divine sollicitude.
Le cadrage resserré met en valeur, de part et d’autre d’une mer de bois mort, le dialogue visuel, oral et bientôt tactile qui s’établit entre le Sauveur et son mouton noir.
La brebis perdue
Harold Copping
De l’usage périlleux de la contre-plongée… On est censé comprendre que la brebis perdue dans un désert rocailleux attend son sauveteur avec espoir. Mais objectivement la composition suggère le contraire : la bestiole nargue son propriétaire en l’entraînant de plus en plus haut sur son propre terrain.
Ainsi la lecture vacille, comme le berger et sa houlette impuissante,
entre la falaise et le vide.
Illustration pour « Bible Stories and Pictures (Religious Tract Society) », vers 1890
Autre composition audacieuse, en plan « double focale ». Le rapetissement du Sauveur est compensé par l’égalité des niveaux, et le gros plan sur la brebis fonctionne plutôt bien, en plaçant le spectateur dans une attente empathique.
Depuis l’Antiquité grecque, la figure rassurante et paternelle du criophore transporte son ovin, comme on porte un enfant sur le dos.
Hermes Criophore, copie romaine d’un original grec du Vème siècle av JC
Museo Barracco, Rome
Au départ, le « criophore » (« Porteur d’un bélier ») est Hermès, qui, en parcourant l’enceinte de Thèbes en cet équipage, avait préservé la ville de la peste.
Le bon pasteur, Troisième siècle après JC, catacombes de Domitille
Les artistes des catacombes ne se privent pas de recycler la formule, qui illustre à merveille la Parabole du Bon Pasteur – les cornes du bélier en moins.
Désormais c’est la brebis perdue qui est partout promenée en trophée, triomphe d’efficacité pastorale.
Le bon Pasteur
Jean Baptiste de Champaigne, XVIIème siècle, Palais des Beaux-Arts, Lille
Le manteau s’enroule jusqu’au bras qui tient la brebis qui s’enroule autour du cou, et l’oeil monte ainsi jusqu’à la corde qui s’enroule autour des pattes en double sécurité, tout près de la main qui les agrippe.
Cette intéressante composition hélicoïdale construit une figure unitaire, où le Dieu et la créature sont devenus indissociables. Au point que, similaire à la main ferme qui serre la houlette et à la corde qui serre les pattes,
la brebis referme autour de son pasteur une boucle de chair rassurante.
A l’ombre de cette imagerie triomphante se cache une autre iconographie du Bon Pasteur, très rare car plus inquiétante. Elle se réfère cette fois à un long passage de Jean, parfois nommé la Parabole des Trois portes, dont voici deux extraits :
« En vérité, en vérité, je vous dis : Celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par ailleurs, celui-là est un voleur et un larron. Mais celui qui entre par la porte, est le berger des brebis » (Jean 10:1-2).
« Jésus donc leur dit encore: « En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands; mais les brebis ne les ont point écoutés. Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé; il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages. Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire; moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles soient dans l’abondance.Je suis le bon pasteur, le vrai berger. Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse. « (Jean, 10,7-12)
(pour une explication théologique, on peut consulter http://www.bibliquest.org/BriemC/BriemC-nt04-Ch10_Les_Trois_portes_Paraboles.htm )
La porte des brebis
D’après Pieter Bruegel le vieux, vers 1565
Sous prétexte de l’illustrer fidèlement, Bruegel détourne toute la violence de la parabole en une critique féroce de la société de son temps. Nous reproduisons ci-dessous la description et l’analyse de L. Maeterlinck :
« Le Christ sort d’une étable, entouré de ses brebis fidèles; plein de bonté, il porte sur ses épaules l’une d’elles qui, blessée, est hors d’état de marcher. Les mauvais bergers, loin de suivre l’exemple de leur divin Maître, se ruent brutalement sur l’étable. Parmi ces méchants, on en remarque plusieurs qui portent des vêtements rustiques, montrant ainsi que l’on peut abuser de sa force dans toutes les classes de la société. D’autres, plus richement vêtus, représentent les seigneurs et patriciens non moins âpres à la curée.
Au milieu du groupe des manants à figures patibulaires qui leur prêtent main-forte, on aperçoit à droite un gentilhomme en costume de chasse, le cor suspendu sur le dos, qui entre par une des brèches ouvertes. A gauche, parmi d’autres bandits furieux, un chevalier, reconnaissable à son casque à visière baissée et à son gantelet de combat, manie violemment une pioche, renversant le frêle abri où se trouvent réfugiées les innocentes brebis de Dieu.
Quelques malfaiteurs, le couteau entre les dents, montent à l’escalade au moyen d’une échelle et pénètrent par des ouvertures pratiquées dans le toit. De toutes parts, on ravit brutalement les animaux inoffensifs que les bergers coupables auraient dû protéger.
A l’arrière-plan, pour compléter la portée de l’œuvre, Bruegel nous montre d’un côté le bon pasteur s’élançant au devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l’autre le mauvais berger fuit lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi.
Au-dessus de la porte de l’étable, on lit le dixième verset de l’évangile de saint Jean : Ego sum ostium ovium (je suis la porte des brebis). L’inscription latine au bas de l’estampe met dans la bouche du Christ ces mots adressés à ses brebis :
« Séjournez ici en toute sécurité, pénétrez sous ce toit, car je suis le bon pasteur et ma porte est largement ouverte. »
Hic tuto stabulate viri, succedite tectis ; Me pastore ovium, janua laxa patet.Puis, apostrophant les méchants :
« Pourquoi brisez-vous les côtés et le toit de ce refuge fait pour abriter mes brebis ?
Pourquoi agissez-vous comme le font les loups et les voleurs. »Quia latera aut culmen perrumpatis ? ista luporum atque furum lex est, quos mea caula fugit.
L. Maeterlinck Le genre satirique dans la peinture flamande, Bruxelles, 1968, p 309
Le mauvais pasteur
Jan Bruegel Le Jeune, vers 1616, Collection privée
Cinquante ans plus tard, l’époque est plus calme et le thème moins décapant. Le petit fils de Bruegel se concentre sur le mauvais pasteur, dans un paysage extraordinaire, plus psychologique que géographique, qui se déploie en éventail autour de la ferme et de l’église.
Minuscules à l’horizon derrière le troupeau massacré, elles montrent combien la lâcheté du fuyard l’éloigne de toute humanité.Les fuyantes des rigoles créent une perspective forcée qui accélère sa course. A droite, l’oiseau-témoin sur l’arbre souligne que la scène est vue à vol d’oiseau : l’altitude qu’il faut pour contempler sans se salir le spectacle de la bassesse et de la boue.
Le bon pasteur
Pieter Bruegel le Jeune, 1616, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
La même année, c’est le père de Jan qui se charge de peindre le pendant. Difficile de reconnaître un héros positif dans ce berger bousculé dans la boue par un loup qui lui pose la patte sur le ventre et commence, en apéritif, à lui dévorer la chemise.
Dernière prière des martyrs chrétiens,
Gérôme, 1883, Walters Art Museum, Baltimore
Autant la croix rehausse, autant la bête avilit : ce pourquoi les tableaux de martyrs les présentent soit montés en torches, soit debout dignement face aux fauves, mais jamais en cours de dégustation.
On voit par là que les textes sacrés ne sont pas tous bons à illustrer, du moins littéralement.
Le bon pasteur
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (15 sur 40), Bible Bowyer
Piège évité dans cette gravure, mais au prix d’une édulcoration radicale du texte . Pas de problème pour le mauvais berger qui se débine au fond à gauche, fuyant plus vite que ses brebis. Mais on voit mal comment ce pauvre loup, hérissé comme un griffon mouillé, pourrait oser sauter à la gorge de ce pâtre musclé protégé par son auréole et sa houlette interminable comme par un gyrophare et un tonfa.
Le bon pasteur
Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé par les frères Dalziel
En se situant carrément après la bataille, Millais évite tous les pièges. Le lion, en remplacement du loup, ennoblit d’autant plus la scène qu’il ne daigne pas courir après le troupeau, et savoure sa victoire plutôt que ses deux victimes.
Seule la griffure sur l’épaule rompt la tranquillité de la scène. Telle la balle du dormeur du val, elle nous fait comprendre que ce repos est factice. Une même mort a frappé simultanément le protégé et le protecteur, mais aussi le signifiant et le signifié : car l’agneau sacrifié est Jésus, qui n’est autre que le Bon Pasteur.
En somme, les deux victimes du fauve n’en font qu’une.
En bas à gauche de cette illustration du Nouveau Testament, Millais a semé un détail qui fait référence à l’Ancien : procédé médiéval remis au goût du jour par les préraphaélites.
La mâchoire abandonnée près de la main droite du berger souligne qu’il s’est battu avec courage : très précisément, avec le courage de Samson.
« Et ayant trouvé une mâchoire d’âne qui n’était pas encore desséchée, il avança sa main, la prit, et il en tua mille hommes.Puis Samson dit : Avec une mâchoire d’âne, un monceau, deux monceaux; avec une mâchoire d’âne j’ai tué mille hommes ». Juges 15:16 Traduction de David Martin, 1744
Le triomphe de Samson
Guido Reni, 1611-12, Pinacoteca Nazionale, Bologne
« Et quand il eut achevé de parler, il jeta de sa main la mâchoire, et nomma ce lieu-là Ramath-léhi. Et il eut une fort grande soif, et il cria à l’Eternel en disant : Tu as mis en la main de ton serviteur cette grande délivrance, et maintenant mourrais-je de soif, et tomberais-je entre les mains des incirconcis? Alors Dieu fendit une des grosses dents de cette mâchoire d’âne, et il en sortit de l’eau; et quand [Samson] eut bu, l’esprit lui revint, et il reprit ses forces : c’est pourquoi ce lieu-là a été appelé jusqu’à ce jour Hen-hakkoré, qui est à Léhi ». Juges 17:19 Traduction de David Martin, 1744
Cette histoire bizarre de mâchoire devenue gourde résulte d’une erreur de traduction. Voici comment on traduit maintenant le verset 19 (car « Léchi » signifie mâchoire, et la cavité de Léchi désigne le lieu que Samson vient de baptiser ainsi) :
Dieu fendit la cavité du rocher qui est à Léchi , et il en sortit de l’eau. Samson but, son esprit se ranima, et il reprit vie. C’est de là qu’on a appelé cette source En-Hakkoré; elle existe encore aujourd’hui à Léchi. Juges 19 Version Louis Segond 1910
Par ailleurs, Samson est également connu pour avoir réduit le plus noble des félins au destin d’un vulgaire ovin :
« L’esprit de l’Eternel saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Il ne dit point à son père et à sa mère ce qu’il avait fait ». (Juges 14,6)
Samson et le lion
Lucas CRANACH l’Aîné, vers 1520-25, Weimar
La mâchoire qui traîne par terre permet à coup sûr d’identifier Samson, entre d’autres héros léonicides : Hercule et le lion de Némée ou le roi David, qui se frotta au même gibier lorsqu’il était jeune berger.
Et David dit : « Dieu qui m’a sauvé des griffes du lion et de celles de l’ours, me sauvera des mains des Philistins. » (Samuel 17, 37).
Le berger David
Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1895, Collection privée
David étrangle ici avec facilité un lion sous son genou juvénile, tout en enlaçant un agneau énamouré et en levant vers le ciel son regard et un bras.
Fusionnent ainsi sous nos yeux le roi-berger et le Bon Pasteur, d’autant plus aisément que David utilisera lui-même la parabole pastorale dans son célèbre cantique :
L’Eternel est mon berger: je ne manquerai de rien. Psaume 23
Ainsi, par une sorte de syllogisme biblique, la mâchoire d’âne dans le coin de la gravure de Millais suffit à nous fait remonter du Fils, Jésus le Bon Pasteur, à Samson tueur de philistins et d’un lion, puis à David tueur d’un lion et berger, jusqu’à Dieu le Père, le Pasteur Eternel.
Etrange image dans laquelle brebis et berger se condensent en une seule victime tandis que, dans un mouvement inverse, un détail minuscule venge leur mort en appelant à la rescousse trois présences majestueuses de pâtres et de tueurs de Lion.