Jeff Mills l’interview
Au cours de ces dernières années, tu as plutôt eu l’occasion de travailler avec des orchestres. Comment s’est déroulée la collaboration avec Mikhaïl Rudy ? Quelles ont été vos méthodes de travail ? Travailler avec Mikhaïl a été une expérience révélatrice. Nous avions discuté des différentes approches que pourrait prendre notre collaboration. Comme nous sommes tous les deux habitués à travailler la musique en concept, nous avons vite abandonné la démarche discursive pour jouer effectivement. C’était une démarche unique. J’ai réalisé une série de compositions que je lui ai présentées. Il les a écoutées et a commencé par extraire des parties d’œuvres classiques existantes, chez Wagner par exemple, qui présentaient une structure similaire — puis à les assortir dans le but de faire partir les compositions dans une autre direction, tout en préservant la cohérence de ton et d’humeur. En appliquant cette méthode, nous avons réalisé que la différence entre la techno et la musique classique était encore plus ténue que nous ne pensions. Working with Mikhaïl was an eye-opening experience. We had discussed the various ways that we could work together. As we both are accustomed to working with Music in concept, the process went quickly from talking about it to actually doing it.
Qu’est-ce qui t’a amené à travailler sur ce film ? When Time Splits is a new visual and musical interpretation of the unfinished film, L’Enfer, by Henri-Georges Clouzot. What drove you to work on this particular film? C’est principalement dû à mon affection pour l’Op Art. Henri-Georges Clouzot était un grand admirateur de cette discipline et avait prévu d’y recourir à foison dans son film. De nombreux artistes notoires comme Victor Vasarely et Julio Le Parc avaient créé des œuvres spécialement pour ça. Visuellement, c’est assez bluffant. Il y a de cela quelques années, à la Fondation Vasarely d’Aix-en-Provence, j’avais travaillé sur un projet artistique mêlant la danse et la musique, appelé Chroniques de mondes possible. C’est avec ce projet que j’ai vraiment commencé à apprécier le genre.
Le sujet principal du film de Clouzot est la jalousie et la façon dont elle influe sur notre rapport au réel. Toi qui es plus accoutumé à explorer les thématiques technologiques et futuristes, comment as-tu abordé ce travail sur la passion et la perception ? Les pistes que j’ai composées étaient principalement fondées sur l’émotion. J’ai eu recours à des sonorités et à des textures qui mettaient l’accent sur des émotions profondes. Certaines notes, résonances et métriques ont le pouvoir de susciter des émotions précises qui impliquent que ce doit être précisément ce son qui doit servir d’arrière-plan à tel ou tel sujets sensuels.
Comment opères-tu les associations entre les images et la musique ? Qu’est-ce qui a guidé tes choix lors du montage ? Est-ce que tu composes pour l’image ou au contraire est-ce que tu utilises la matière visuelle comme un prolongement de ta performance musicale ? Pour l’essentiel, le son était réglé sur les images. En mesurant visuellement le tempo et la cadence des boucles visuelles, j’ai pu créer une échelle dans laquelle prescrire le son. Il fallait aussi que je tienne compte de ce que Mikhaïl allait faire. D’un point de vue stratégique, il y a trois éléments à prendre en compte pour chaque partie de la performance et, d’une façon ou d’une autre, Mikhaïl et moi devions trouver un moyen de les fusionner de façon appropriée. A certains moments, nous partions chacun dans des directions très personnelles en référence à l’idée d’univers parallèles, à d’autres, nous étions parfaitement synchronisés.
Plus que les notes à proprement parler, j’ai l’impression que l’attention portée au tempo joue un rôle crucial dans la manière dont tu as abordé le film de Clouzot. Est-ce que tu peux nous en dire un plus à ce sujet ? En effet, nous avons beaucoup discuté de l’aspect tempo. Nous savions tous les deux que nous pouvions souligner l’exemple du parallélisme en contrastant le tempo et les métriques. Dans ces compositions, nous sentions que l’auditeur appréhenderait d’abord la forme dans sa dimension abstraite, mais qu’à force d’écoute, la symétrie finirait par refaire surface.
Arrête-moi si je me trompe, mais le 6 février dernier, il me semble t’avoir vu utiliser seulement des platines. Pourquoi avoir choisi de mixer plutôt que de faire un vrai live machine ? C’est bien ça. J’ai choisi de procéder ainsi car je suis plus un arrangeur qu’un musicien « performeur ». Je ne suis pas le genre de musicien qui peut jouer d’un instrument en temps réel. Généralement, je compose et j’arrange la musique dans mon studio où je suis en mesure de penser à la meilleure façon de cerner mon sujet par le son. Ainsi, préparer la musique en amont me donne l’opportunité de mieux calculer et d’être plus précis. J’ai été batteur dans ma jeunesse, du coup, j’ai suis toujours en train d’essayer d’utiliser les machines comme un autre type d’instrument. En poussant et pressant les boutons en rythme par exemple. En musique électronique, c’est cette façon de composer qui rend la discipline si accessible aux personnes n’ayant pas reçu de formation musicale académique. Cela permet aux gens comme moi d’explorer des moyens créatifs de s’exprimer avec les machines à disposition. Je pense que c’est ce qui explique, en partie, la raison pour laquelle le genre continue de rencontrer un tel succès.
Ta performance du 6 février a été brutalement interrompue par un problème technique (une panne de courant, je crois). Au-delà de l’incident technique à proprement parler, comment la dépendance aux machines, l’imprévu lié à la nature des outils électroniques, influencent ta manière de travailler ? En effet, c’est une surtension, dont le Louvre fait parfois l’expérience, qui a causé l’interruption lors de la performance. C’est un bâtiment énorme dont les systèmes électriques sont vraisemblablement mis rude à épreuve. Malheureusement, c’est tombé sur nous. A chaque fois qu’un musicien a recours à de l’équipement alimenté par de l’électricité ou connecté à quelque chose, il y a toujours une chance pour que ce genre de choses se produise — et ça se produit. Le public a été compréhensif et bienveillant et nous l’en remercions sincèrement. Malgré ça, nous sommes parvenus à nous remettre dedans et à finir le spectacle de la meilleure manière possible.
Comparativement à d’autres formes d’expression musicale, la techno et les musiques électroniques ont très vite été adoptées par les musées et le circuit culturel institutionnel « classique ». Pourtant, la dimension « rave » des musiques électroniques souffre toujours d’une réputation sulfureuse auprès des institutions et, peut-être, du public traditionnel des musées. Comment expliques-tu cette ambivalence dans la façon de percevoir la techno aujourd’hui ?
Time est en mesure d’ajuster les perceptions des gens et les idéologies. Je pense que lorsque des exemples positifs sont mis en avant et examiné de plus près, il devient très clair que la techno dépasse de loin les perceptions négatives que les gens en ont parfois. Le genre n’est pas différent d’un autre. Il a autant de possibilités et de perspectives à offrir. Et si nous faisons le choix de ne pas les explorer, de ne pas regarder et écouter d’un peu plus près, alors nous réduisons nos chances de découvrir.
A Pleyel comme à l’Auditorium du Louvre, j’ai été extrêmement surpris par l’hétérogénéité des publics qui viennent assister à tes performances. On retrouve aussi bien un public de club que des personnes plus âgées, des cinéphiles, des amateurs de musique classique, etc.Est-ce que le brassage des populations et le décloisonnement culturel font partie de tes objectifs esthétique et politique lorsque tu t’engages dans ce genre de partenariats ?C’est fantastique et je ne pourrais pas rêver d’un meilleur public auquel présenter mes idées. Je pense que cette diversité vient en partie de l’heure à laquelle le concert est prévu. Nous sommes en 2015 ! Plus que 85 ans avant le XXIIe siècle. Les gens sont différents car l’époque que nous vivons est différente. J’imagine que l’idée de « mix » est devenue bien plus banale que ne le pensent la plupart des gens. À bien y penser, ce n’est pas vraiment une surprise.
La prochaine performance du cycle, Life To Death And Back, est directement liée à l’Egypte antique. Travailler l’histoire et la mythologie, c’est presque l’antithèse de ce que tu as fait jusqu’à maintenant. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce sujet ? La galerie du Louvre consacrée à l’Egypte est l’une des plus importantes du monde ; c’est un véritable océan de savoirs à explorer. C’était l’une des parties du musée que je voulais découvrir en priorité et pour laquelle j’avais le plus envie de créer une performance. Avec l’aide du chorégraphe Michel Aboul, ça a débouché sur tout un long métrage de danse contemporaine. Mon objectif était de traduire les pratiques et croyances que les habitants de l’Égypte antique avaient à propos de leurs vies, comment elles allaient immanquablement les conduire à la mort avec la certitude qu’ils allaient renaître et vivre sur Terre encore et encore. A de nombreux égards, les Égyptiens vivaient leurs vies de façon beaucoup plus déterminée et guidée par un sens. Ce que j’espérais, en explorant ces croyances, c’est que le public prenne conscience de « notre » histoire et de la façon dont nous sommes connectés à notre environnement et à la poursuite du divin.