Je suis arrivé en gare de Chatou avec un livre de poésie à la main. Un livre de Tomaž Šalamun, * Livre pour mon frère ("Knjiga za mojega brata").
Pourquoi lire de la poésie aujourd'hui ?
"Les gens se déchirent vraiment. / Se déchirent comme si des foulards se déchiraient."
Voilà. C'est ça. La vérité sort de la bouche des enfants - et de celle des poètes lorsqu'ils sont intimement résolus à ne pas rompre le pacte qui les lie originellement à elle : "Les gens se déchirent vraiment." C'est notre aujourd'hui.
Quel était notre hier ?
Šalamun, toujours : "Mon enfance a été pleine de représentations idylliques, de nostalgie pour le monde perdu d'avant-guerre, de piano, de voile et de basket..."
Bien sûr, hier creuse toujours notre aujourd'hui - et c'est la tâche du poète de le retrouver. Sinon, comment rendre ce monde habitable ?
Il le creuse comme l'eau creuse les roches calcaires du Karst, ce territoire si spécifique du nord de la Slovénie, y ouvrant des routes souterraines, insoupçonnées, multiples : c'est cela, aussi, l'histoire invisible dont les poètes doivent rendre compte, et qui a vu fleurir un autre grand inspiré du Karst, Srečko Kosovel (1904-1926).
Dans le même poème cité plus haut, Dolmen, Šalamun fait cet aveu abrupt et surprenant : "Tu es ma pierre, Kosovel", attestant par là qu'une paternité poétique peut s'exercer de la part d'un homme mort à vingt-deux ans à l'égard d'un autre qui, au moment où il écrit ce vers, en a cinquante-quatre. L'ensemencement poétique supplante complètement les lois de la biologie et du temps, il prodigue un socle fondateur dont l'"hier" - ainsi trompeusement baptisé en vertu d'une conception trop mécanique des "temps qui se succèdent" (le présent chasse le passé, un point c'est tout) - creuse encore notre aujourd'hui, l'irrigue de ses mille ruisseaux souterrains, lui restitue son véritable visage, qui est encore à venir - c'est-à-dire : lisible dans la paume de notre main, si nous y prêtons attention...
Et c'est le sens de ce qu'on lira ci-après*, une façon aussi de ne pas réduire le monde à son apparent démantèlement. Ce qu'avait très bien pressenti le premier poète du Karst - et donc le "père" de Šalamun : oui, son véritable père - lorsqu'il écrivait :
Pourquoi demeurer un homme si cela te pèse ?
Deviens un réverbère
Au bord de la route et sans un mot diffuse
Ta lueur sur l'homme
Afin de lui préserver un visage.
Je pense à vous Tomaž Šalamun.
[Jean Miniac], Chatou, bords de Seine, le 7 avril 2015
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