On l’a vu, l’austérité se traduit essentiellement par des augmentations d’impôts musclées au niveau des collectivités territoriales. Pour la diminution des dépenses, on en est encore loin, et la seule évocation d’un gel des budgets a entraîné de nombreuses crises de nerfs notamment dans les domaines de la Culture où la réaction épidermique est de rigueur.
Mais ces petits prurits agaçants ne sont pas les seuls effets étranges que provoque la fermeture, ô combien progressive, des robinets d’argent public. On découvre même, au hasard de petits pamphlets internautiques au bourrichon tout remonté, que l’obligation pour certaines institutions publiques de recourir à des méthodes inventives pour trouver des fonds de fonctionnement provoque un courroux bruyant de la part d’une population d’habitude fort discrète.
Tout part semble-t-il d’un projet d’éducation artistique, le programme Génération(s) Odéon, qui vise à accompagner sur deux ans des élèves de quatrième, et en particulier des jeunes scolarisés en réseau d’éducation prioritaire, dans un parcours de découverte et de pratique théâtrale. Et comme ce programme semble bien marcher (deux classes de quatrième du Collège Jules Ferry de Maisons Alfort et du Collège Saint Vincent de Paris en font déjà partie), la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe (établissement public inauguré en 1782) souhaite l’étendre à deux nouvelles classes chaque année. Pour cela, le théâtre pouvait
- vendre plus de services, d’abonnements de spectacle, de places à ses événementiels
utiliser le 50/50faire appel au public au travers d’une campagne de mécénat participatif- réclamer plus de thune à l’État.
Stupéfaction abominable dans les rangs des artistes du théâtre public : ce n’est pas la dernière solution, pourtant évidente, qui a été retenue, mais la seconde, l’appel aux sous du public. Et faire ainsi appel au mécénat participatif, cela les choque. Profondément.
En effet, pour nos choqués, le théâtre national aurait une obligation en terme d’éducation artistique et d’accès à la culture, et cette obligation ne peut pas, ne doit pas passer par un tel financement. Pour eux, le public, c’est-à-dire les gens qui sont directement intéressés dans l’affaire, ne peut absolument pas se substituer au public, c’est-à-dire le contribuable. Impensable, d’autant qu’on fait appel à cette générosité du public pour « une somme qui, rapportée aux 17,6 millions d’euros du budget 2013 de l’Odéon, est dérisoire » (bien évidemment, le dérisoire s’arrête aux portes de nos choqués puisqu’aucun d’entre eux ne semble prêt à mettre 30.000 euros de sa poche).
Pour eux, pas de doute, cette nouvelle expérience du crowdfunding dans le monde feutré et balisé de la Culture est une hérésie insupportable, puisqu’il est, je cite, « le signe du désengagement des tutelles auprès de la création la plus fragile ». AAaah, la création la plus fragile, vous savez, ce petit fétu de paille précieux mais qui ne résiste jamais au moindre souffle de vent, à la moindre brise légère, à la moindre contrainte du réel et qui aurait besoin de toutes les attentions, toutes les bonnes grosses tutelles étatiques, parce que sans leur indispensable ouate moelleuse de financement, elle ne pourra jamais s’exprimer comme l’ont si bien montré les déserts culturels arides des siècles passés dans lesquels seul même le mécénat était malingre ! Aaaah, cette fragile création, alibi récurrent à la ponction publique de tous ceux qui n’ont jamais réussi à vivre de leur art parce que, … parce que … eh bien parce que le public n’a rien à carrer de leurs productions douteuses.
Et puis, il faut bien le dire : ce crowdfunding pue du bec, il porte l’odeur lourde et méphitique de ce public qui ne passe pas par l’État comme intermédiaire désodorisant. Pouah, que c’est laid, puisqu’on dirait que « cette idée s’apparente en fin de compte à de la charité », cette vertu humaniste qui n’attend rien au retour, au contraire de la belle solidarité, validée par l’État, obligatoire, micro-managée, mesurée et pré-empaquetée pour une distribution facile. C’est insupportable, cette « condescendance à vouloir permettre aux nouvelles générations d’acquérir un bagage culturel » ! Des gens, du public, qui donneraient des sous, directement, pour que des gamins puissent suivre des cours de théâtre, c’est évidemment gluant de dédain et de mépris pour les petits pauvres ! S’il n’y a pas la saine ponction fiscale et la juste redistribution collective, le don est quelque chose d’assez cra-cra, quand on y pense.
Et puis, on ne la leur fait pas, hein : nos grands brûlés du théâtre post-austérité comprennent bien que ce crowfunding truc machin, introduit-là par un directeur de théâtre au salaire sulfureux, n’est que le début d’un délitement gravissime de leurs modes de financement habituels. Les robinets publics se tarissent les uns après les autres, et ils ont bien vu qu’on leur demandait de diversifier leurs ressources. Horreur des horreurs, de fil en aiguille, il va falloir s’adapter aux demandes du public (celui qui vient, qui regarde, qui écoute, qui critique, et qui décide ou non de payer, le cuistre !).
Abomination supplémentaire lorsqu’on apprend qu’en plus, « L’entreprise est désormais la bienvenue dans tous les théâtres publics » et qu’elle en devient donc un mécène acceptable. Le Grand Capital sur nos planches ? Autant se jeter tout de suite dans les bras d’Hollywood, de risquer les succès planétaires ou un retour à ces heures les plus sombres où la Culture française, sans ministère ni subventions, rayonnait sur toute la planète. L’entreprise ??!! Mais vous n’y pensez pas, pauvre fou !!
Non, vraiment, on ne peut que comprendre le cri du cœur de nos petits minous effarouchés pour qui « le véritable financement participatif, c’est l’impôt ! », le seul à même de les dégager de toute trace de responsabilité, de toute exposition un peu rude aux contraintes du réel (produire pour un vrai public qui paye, par exemple), et de toute contingence matérielle totalement impropre à l’exercice de leur art. Parce que s’il y a bien une chose de certaine avec l’impôt, c’est son petit côté magique™, même quand il n’y a plus une thune.
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