416ème semaine politique: la gauche naïve

Publié le 25 avril 2015 par Juan

Un ministre dénonce le capitalisme "naïf". Cette semaine, la gauche entière était naïve. Immigration, capitalisme, Europe et djihadisme, bienvenue dans l'interrègne d'une transition qui n'en finit pas.


Guerre d'une religion
Il est 11 heures, Paris est largement éveillé. On entend de la bouche d'un ministre de l'intérieur que la France vient d'échapper à deux attentats en banlieue parisienne. Bernard Cazeneuve a son moment.  Un étudiant franco-algérien, téléguidé par un groupuscule islamiste, a été arrêté dimanche après avoir tué une jeune trentenaire et tiré dans sa propre jambe. Il visait deux églises chrétiennes. "Un individu qui projetait de commettre un attentat à Paris, vraisemblablement contre une ou deux églises, a été arrêté en possession d'un arsenal de guerre et placé en garde à vue" explique le ministre, les mains fermement appuyées sur son pupitre.
Après les juifs, les chrétiens ?! On accuse le gouvernement d'en faire trop et pas assez. Sur Twitter, on s'énerve que la police n'ait arrêté le futur terroriste que "fortuitement". Certains, les mêmes, fustigent aussi la loi sur le Renseignement. Que comprendre ? Rien. Les ouailles sont perdues, désorientées.
Pourtant le cirque sanglant se poursuit. La semaine précédente, Daesch avait posté une énième video d'égorgement sur YouTube, 28 chrétiens d'Ethiopie défilant la tête baissée par leur bourreaux. En France, Jean-Marc Morandini sur Europe 1 lance le mauvais débat: "Veut-on nous entrainer vers une guerre de religion en France ?" Un éditorialiste "diplomatique" du journal Les Echos lui emboite le pas: "Le monde arabe est entré en guerres de religion, comme l'Europe au XVIe siècle." Au Yémen, l'Arabie Saoudite et l'Iran s'affrontent par locaux interposés. Eric Zemmour sur RTL se régale, il voit aussi ces affrontements comme la Saint-Barthélémy de l'Islam. 
Ce sont effectivement des musulmans qui s'entretuent là-bas en Syrie. Mais la guerre n'est religieuse que pour les crétins. Il y a des luttes d'Etats derrière - des Emirats qui affrontent l'Iran, des enjeux économiques et une lutte pour le leadership local. Ce cirque est aussi sanglant pour la démocratie. La loi sur le Renseignement, dans laquelle le gouvernement nous promet qu'il n'espionnera que les "mauvaises personnes", poursuit son examen parlementaires. Quelques députés socialistes en sursis s'échinent à la défendre. Cette gauche naïve ne voit pas dans quel piège elle est tombée. Ce piège est politique - chaque mois qui passe lui fait perdre des soutiens pour les élections d'après. Il est aussi éthique car à force de légitimer l'inacceptable, on perd ses idées, son âme et tout le reste.
Samedi, un djihadiste français meurt dans un attentat suicide à la frontière jordanienne.
Un de moins.
Don Quichotte
Mercredi, Nicolas Sarkozy tient un meeting à Nice. Il accuse les socialistes d'être socialistes avant d'être républicains. Il glose sur le nouveau nom de l'UMP, "Les Républicains". Immédiatement, on râle au PS et ailleurs. Quelques éditorialistes s'engouffrent dans la brèche et alimentent un débat improbable: Sarkozy a-t-il le droit d'utiliser à son compte la dénomination républicaine ? Dans l'indifférence populaire la plus totale, ça braille, ça discute, ça s'interroge. Rares sont ceux qui notent que Sarkozy s'inspire ainsi d'un groupuscule de la droite extrême lancé au détour de la défaite de 2012 - "Résistance républicaine".
Le 30 mai, l'UMP officialisera donc sa mue marketing. L'étiquette change, les composants sont les mêmes. Sarkozy habille l'ancien parti majoritaire d'un vieux tee-shirt américain. L'UMP s'est suffisamment "tea-partisée" en son sein depuis deux ans pour cette filiation prenne enfin tous son sens.
#Congres30Mai : Le 30 mai, #JySerai. Et vous ? – NS http://t.co/DFsrmQys0O
— Nicolas Sarkozy (@NicolasSarkozy) April 23, 2015
Plus triste encore, il suffit d'une phrase de François Hollande, dimanche lors de son intervention télévisée sur CANAL+ , à propos du Parti Communiste, pour l'opposition de gauche toute entière se lève et hurle à l'insulte.
Sur son blog, Jean-Luc Mélenchon dénonce: "son propos est d'une totale bassesse et indigence, indigne d'un président élu aussi par les communistes." Dans le Monde, Clémentine Autain publie une tribune enflammée. Sur les ondes, les responsables communistes se succèdent pour assurer de leur tristesse et indignation. Pourtant, même Mélenchon s'inquiétait récemment des slogans de gauche captés par le FN pour mieux cacher sa xénophobie socio-économique et sociétale. Oui, le FN emprunte beaucoup au discours de gauche, c'est une évidence. Et rappeler cette évidence ne signifie pas qu'on fait dans l'amalgame. Qui se souvient qu'en novembre 1980, le comité central du Parti communiste français réclamait l'arrêt de l'immigration au nom de la défense des travailleurs français ?
La politique se gagne par les esprits, certes. On applique tous le B-A BA gramscien sur la domination culturelle, le pouvoir des mots sur les esprits. Mais que diable... Il y a bien des sujets plus graves sur lesquels les esprits méritent d'être convaincus que ces sempiternels débats sémantiques. Cette semaine encore, politiques et éditorialistes sont tombés dans le panneau de ces diversions sémantiques.
 Cette semaine est celle du second anniversaire de la légalisation du mariage homosexuel. La civilisation européenne est encore debout. Deux ans de mariages homo, quelques divorces déjà, les "veilleurs" sont rentrés chez eux.
Les naïfs politiques
Le Congrès socialiste s'organise. Les motions se disputent les faveurs des militants survivants dans la plus grande indifférence. Motion A contre B ou C, qui comprend quand on n'est pas du sérail ? 
Plus sérieux, les faux naïfs à droite se saisissent des récentes recommandations du Conseil supérieur des Programmes pour accuser la ministre Najat Vallaud-Belkacem de vouloir réduire l'enseignement du christianisme à l'école. Tout est bon chez les réacs pour fustiger les origines marocaines de la ministre. Il y a 15 jours, une polémique de même mauvaise foi avait fleuri dans les rédactions à propos de l'apprentissage du latin et du grec. Les faux naïfs de droite étaient cette fois-ci rejoint par de vrais naïfs de gauche. Le Parti de Gauche avait ainsi lancé un communiqué accusateur pour la défense de l'option, et contre "le sacrifice de l’enseignement des lettres classiques sur l’autel de l’austérité" (sic!). Rappelons que l'Education nationale est l'un des rares ministères préservés de l'absurde politique hollandaise, avec 60.000 créations de postes et un budget... en hausse...
La ministre avait décidé de supprimer les options, à peine choisie par 20% des collégiens, pour les remplacer par un choix unilatéral par établissement et applicable à tous les élèves. La lutte des classes prend de curieux détour. L'enseignement de ces langues mortes, choisi par les parents, permettaient une sélection inavouée des élèves dans la composition des classes.
Les "naïfs" du capitalisme
L'économie française va mieux. On nous le répète. Les "patrons reprennent confiance". C'est même la une du Monde ce 24 avril 2015. Suyr les réseaux sociaux, le gouvernement enfonce le clou. Chômage, dettes et pauvreté vont pourtant encore progresser. Même l'amélioration du taux d'activité des seniors est un leurre. Et la France est toujours malade de ses illusions libérales. L'économie est un paquebot, qui n'évite pas toujours les icebergs malgré quelques mouvements de gouvernail. Si certains économistes notent enfin une éclaircie économique, un modeste dégel des carnets de commandes, le bénéfice en revient à la baisse de l'euro qui dope les exportations, et la baisse du prix du pétrole.
Vendredi, le trop jeune ministre de l'Economie clame tout tout son amour du capitalisme industriel. "La création de valeur actionnariale sur le long terme, recherchée par les investisseurs comme les fonds de pension, les salariés ou d'autres, peut bien souvent retrouver l'intérêt général" explique-t-il. Emmanuel Macron veut "retrouver l'esprit industriel du capitalisme".
Ce sont des mots, encore des mots, rien que des mots. Ses idées, prélude à une prochaine loi estivale, sont d'élargir le plan d'épargne par actions et l'épargne salariale aux PME, d'autoriser les droits de vote double aux actionnaires long-terme, et de favoriser la détention d'actions françaises. Au passage, il réclame un allègement de la fiscalité des actionnaires individuels... 

Tiens donc.


Macron dénonce le "capitalisme naïf". Il a raison, mais dans quel camp se situe-t-il ? Qui peut penser que le CICE puis le Pacte de Responsabilité (12 milliards d'euros cumulés en 2015, 40 sur 3 ans), sans contreparties d'embauches, n'étaient pas le summum de la naïveté politique ? Ou de la compromission ? Lâcher des exonérations de cotisations sociales inouïes, alors que les comptes publics sont déjà affaiblis par la crise, puis attendre, prier, quémander des embauches à un patronat dirigé par l'ineffable Pierre Gattaz est une faute politique.
Macron dénonce le capitalisme naïf mais il appuie la pression de la Troïka contre une Grèce qui a voté pour le changement et la sortie de crise. Les discussions de la semaine entre le gouvernement grec et les représentants de l'Eurogroup à Riga n'ont rien donné. On se souviendra longtemps de l'attitude du Français Pierre Moscovici si prompt à endosser le discours austéritaire contre la Grèce. La Grèce négocie encore le versement des 7 derniers milliards d'euros du second plan de sauvetage, prévu fin juin. Les eurocrates font mine de ne pas comprendre le sens des réformes de Syriza. "Au fil des réunions, ils nous demandent des détails supplémentaires qu’on leur apporte, mais cela ne leur suffit jamais " confie un conseiller grec.
Macron dénonce le capitalisme naïf mais il ne dit rien, absolument rien contre l’approbation de dix nouveaux OGM pour la nourriture et l’alimentation et le renouvellement de sept autorisations existantes. Au total, ce sont 19 OGM ainsi approuvés par la Commission Juncker, sans test ni recul.
Où est Emmanuel Macron ?
Les naïfs et l'immigration
A Erevan, François Hollande croise Vladimir Poutine. Ils honorent le centenaire du génocide arménien. La France reconnaît publiquement l'évènement. Mais un autre drame, un feuilleton macabre, se joue aux portes maritimes de l'Europe. L'émotion est encore vive après la noyade de 800 migrants au large des côtes de la Sicile. Ils venaient d'Erythrée, une petite dictature sanguinaire cachée dans la corne de l'Afrique, en passant par une Libye en pleine guerre civile. A Paris, à Berlin, à Londres et à Bruxelles, on s'indigne, forcément. Les responsables européens se réunissent même mardi, en "urgence". Ils parviennent à tripler le (maigre) budget alloué au sauvetage des migrants en Méditerranée, mais échouent à se mettre d'accord sur une intervention maritime plus proche des côtes libyennes.
Même simulacre de compassion, même inaction technocratique, même indifférence politique. Les morts se succèdent mais l'Europe agit peu.
"On est loin du compte par rapport aux enjeux", Stéphane Le Foll, France Info.
Mélenchon est le seul à prendre le temps d'expliquer la réalité de ce "carnage" de proximité: l'instabilité politique en Libye, le libre-échange qui appauvrit, les faibles moyens humanitaires. Au moins 22.000 migrants - hommes, femmes, enfants - sont morts noyés depuis 2000. L'opération Triton, dirigée par l'agence européenne de surveillance des frontières, n'a rien d'humanitaire et ses moyens, trois millions d'euros, sont dérisoires. Il faudrait des bateaux, en plus grand nombre, pour secourir les migrants et décourager les passeurs. Mais l'Europe ne fait rien, ou trop peu.
Les réactions politiques les plus bêtes devant le drame sont à trouver, comme souvent, au Front national. Marine Le Pen réclame sans surprise un durcissement des politiques migratoires en Europe, pour "décourager" l'immigration. Florian Philippot veut qu'on déclare la guerre au djihadisme, mais fustige toute action militaire internationale. A "gauche", certains réclament l'ouverture générale des frontières. L'arrivée d'une main d'oeuvre pauvrissime ne semble pas troubler ces bons esprits.  Ces naïfs feignent d'ignorer que légaliser l'immigration économique est aussi une position du MEDEF, et depuis longtemps.
Marine Le Pen pavoise en robe de soirée, son compagnon Louis Alliot au bras, sur le tapis rouge d'une cérémonie new-yorkaise organisée par le magazine conservateur Time. Au coeur de "l'establishment mondialisé", la présidente du Front national est tout sourire, elle oublie quelques instants ses disputes familiales avec son paternel, et les progrès de l'enquête sur les fraudes au financement politique par son parti. RIWAL, l'agence de communication imposée par Mme Le Pen aux candidats frontistes de 2012, a vu l'une de ses collaboratrices mise en examen cette semaine, après celle, le 8 avril dernier, de son patron Frédéric Chatillon. A gauche comme à droite, quelques hiérarques pensent encore que ces travers judiciaires suffiront à faire trébucher Marine Le Pen et éviter le cauchemar de son arrivée au pouvoir.
Encore des naïfs.
Chacun comprend que l'on vit l'interrègne entre deux mondes, sans savoir jusqu'au bout à quoi ressemblera le suivant.
"La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés." Antonio Gramsci, Carnets de prison.
Crédit illustration: Croisepattes.