Francine Clavien et Laurent Cennamo invités de Tulalu!? au Café Littéraire

Publié le 25 avril 2015 par Francisrichard @francisrichard

Autres temps, autres moeurs. Hier soir, la Lausannoise Tulalu!? s'est faite veveysanne, le temps d'une belle soirée de printemps, soirée animée par David André, secrétaire de la rédaction de La Revue des Belles Lettres, dans le cadre magique du Café Littéraire, qui jouxte, sur le quai Perdonnet, la médiathèque de Vevey. Les conditions idéales sont réunies pour parler poésie contemporaine.

Francine Clavien publie, aux Editions Empreintes plusieurs recueils: Terre arraisonnée (2001), Eté visionnaire (2002) et C'est bien ici que je vis (2004). Puis plus rien. Pendant dix ans. Elle a un trou dans son CV. Cette interruption est-elle suspecte, comme le penserait un vulgaire DRH? Non. Car, parfois, entre vivre et écrire il faut choisir (depuis qu'il écrit Laurent Cennamo ne fait plus de sport...). En tout cas, le temps de l'écriture et de la publication est maintenant revenu, puisqu'à la fin de l'an passé, Chemins sans sommeil est paru chez Samizdat.

Laurent Cennamo n'a pas de trou dans son CV et il en est à son troisième recueil. Les deux premiers ont été publiés chez Samizdat: Rideaux orange (2011), Pierres que la mer a consumées (2012) et le troisième, A celui qui fut pendu par les pieds (2014), à La Dogana. David André, à qui Tulalu!? a laissé carte blanche pour le choix des poètes de cette soirée, les a invités tous deux parce qu'ils avaient des parcours similaires. Pas trop, j'espère, car ce serait dommage d'attendre jusqu'en 2024 la parution du prochain opus de Laurent...

Francine Clavien a dépeint des scènes... estivales dans Eté visionnaire, le mot permissionnaire lui trottant dans la tête. Ce sont des scènes impressionnistes, des scènes lumineuses. Après la mort de sa mère survenue cette année-là, elle avait certainement besoin de cette lumière crue pour lui donner de l'élan et le transmettre, même si une telle lumière peut être aveuglante et faire mal. Dans C'est bien ici que je vis, elle revisite les lieux où elle a vécu, spirituellement ou physiquement. L'errance n'empêche en effet pas le besoin d'ancrage, qui n'est pas repli pour autant. Chemins sans sommeil est né d'un rêve. Francine ne rêve pas souvent, deux fois l'an, mais ce sont des rêves marquants, qui l'inspirent et qu'elle ne laisse surtout pas échapper, prenant des notes, pour nourrir un jour d'autres vers...

Laurent Cennamo choisit des titres qui ne plaisent pas à ses éditeurs. Ainsi les Rideaux orange avaient, initialement un titre morne, qui tentait de résumer les trois étapes de vie de l'auteur, qui composent le recueil. Ce sont bien des rideaux qui le protègent et l'enferment, dans son environnement familial, très important pour lui. Orange est une allusion à peine voilée à la Migros où son père a travaillé pendant plus de quarante ans. Pierres que la mer a consumées est d'ailleurs inspiré de tableaux de son peintre contrarié de père. A celui qui fut pendu par les pieds devait s'intituler Bouquet d'étincelles. Le titre finalement choisi n'est toutefois ni allusion à Saint Pierre, ni à Mussolini, ni à la carte du tarot, ni au nouveau-né que l'on pend ainsi, s'il n'arrive pas à respirer...

La pluie tombe; à celui qui fut

pendu par les pieds, miraculeusement l'âme

est rendue

Quels sont les maîtres qui ont influencé Francine et Laurent? Francine a subi l'influence de poètes francophones, notamment haïtiens, qui, à travers le vaste monde, ont un rapport aux mots et à la langue française bien différent d'ici. Elle cite Catherine Colomb qui disait que l'on renaît à plusieurs vies au cours de son existence.  Laurent a beaucoup lu Philippe Jacottet (à qui il envoie ses recueils), Yves Bonnefoy; il cite encore Jacques Dupin et André du Bouchet. Tous deux se défendent d'être dans l'imitation. Ils se sont détachés de leurs maîtres en poésie. Laurent est même irrévérencieux envers Jacottet quand, au lieu de parler d'arbre, il ose employer le terme précis de cognassier...

Publier de la poésie est risqué. L'une comme l'autre ont pu le vérifier. Il y a les malendus sur ce qu'ils ont voulu exprimer: on ne savait pas, Francine, que tu étais dépressive... on ne savait pas, Laurent, que tu pouvais être morbide... Il y a le risque de ne pas être compris, particulièrement de ses proches qui les trouvent l'une comme l'autre hermétiques. Et puis, souligne Francine, il y a le risque qu'éprouve tout écrivain (elle en a parlé autour d'elle), une fois son dernier livre écrit, de se demander s'il pourra en écrire un autre... avec moins, autant ou plus de succès.

Francine et Laurent lisent plusieurs extraits de leurs recueils. Pour être emporté par leur poésie, il convient de fermer les yeux ou de regarder ailleurs, pour se laisser bercer par les mots, sans trop se laisser détourner par les sonorités, en se laissant imprégner par tout ce qu'ils évoquent en chacun d'entre nous... La poésie ne doit-elle pas suggérer sans égarer?

Francis Richard

Extraits de Chemins sans sommeil de Francine Clavien:

Mon père est revenu

sous la forme d'un oiseau

qui vole bas pour éviter l'archer.

Mille ailes me protégeaient du froid

et de ta fièvre traçante.

Des chemins sans sommeil

tracent un sillon au-dessus des hameaux.

Cailloux haletants

où rien n'a pu se semer.

La solitude de la rêveuse

s'aggrave.

La nuit n'augmente

pas son courage.

Toute eau donnée

à l'oiseau

l'empêche à jamais

de quitter

sa donatrice.

Extraits d'A celui qui fut pendu par les pieds de Laurent Cennamo:

Rêve

Bien certain de ne pas rebondir,

de ne plus aimer,

j'attends le sol dur en silence, le nuage noir, la lente

colonne de fumée montant au plafond éteint

de la Sixtine (qui, soudain, dans mon rêve,

comme je me réveillais en poussant un cri - mon visage

éclairé comme par une invisible branche de forsythia -

se détachait en silence: claire

avalanche dans la nuit d'avril)

Montale

Les mouchoirs, le verre d'eau, la tablette

de STILNOX, l'énorme livre violet (Montale) posé

juste à côté de la lampe, sur la table de nuit.

La  peur, chaque soir: elle dormira profondément

après l'amour, je le sais d'avance, on n'entendra

pas sa respiration, ou à peine - seulement, à côté, semblable

à celui d'un insecte, le bruit des longs doigts maigres de la petite soeur

tapant à l'ordinateur...