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L’homme de Neandertal, souvent vu comme un idiot bourru, apparaît sous un jour nouveau grâce aux récentes découvertes. Que dirait-il de la civilisation techno-moderne créée par son cousin «Homo sapiens» s’il revenait aujourd’hui? Entre réalité historique et philosophie, le célèbre paléoanthropologue Pascal Picq du Collège de France, porte un regard cru et caustique sur le présent, à l’aune du passé.Tombe de Neandertal découverte en 1908 à La Chapelle-aux-Saints, en Corrèze (France). Que l’hominidé ait inhumé ses morts montre qu’il avait déjà une construction symbolique du monde très puissante. (DR)
Et si, grâce à la génétique, l’on clonait un homme de Neandertal. Et si cet homme était… une femme. Et si cette ambassadrice des «clochards de la préhistoire», en fait aussi intelligents que nous Homo sapiens, montait à la tribune de l’Unesco pour porter son regard, cru, sur notre civilisation technomoderne. Que dirait-elle? C’est la fable philosophico-anthropologique qu’a imaginée Pascal Picq, célèbre paléoanthropologue au Collège de France, dans son dernier ouvrage*, qu’il viendra présenter au Salon du livre**. Ceci en se basant sur les dernières découvertes.Le Temps: Neandertal s’éloigne de plus en plus du portrait tiré de lui d’un être bourru et simplet…Pascal Picq: Il a eu le malheur d’avoir été le premier fossile humain découvert, en 1829, près d’Engis, en Belgique. Avant la mise au jour en 1856 d’une nécropole de la vallée allemande de Neander, avec moult squelettes. On ne comprend pas ce que sont ces fossiles. Des hommes différents? Pathologiques? Polémique. D’autant qu’on trouve aussi les ossements d’un homme de Cro-Magnon (notre ancêtre), au pays de Galles. On se doute donc que des hommes ont existé bien avant ceux d’aujourd’hui, mais sans pouvoir dater quoi que ce soit. Ensuite, il en ramasse, le pauvre Neandertal: idiots, restes d’un cosaque tombé de cheval en poursuivant Napoléon, on l’accuse de tout. Petit à petit, on en retrouve dans toute l’Europe: ce sont donc des idiots qui ont tout de même pas mal réussi… Surtout, en 1908, en Corrèze, des enseignants et un homme d’Eglise découvrent un squelette de Neandertal dans une tombe (voir l’image). Signe embêtant. Car l’Occident a mis en place l’«évolutionnisme culturel», selon lequel plus l’on remonte le temps, plus l’image de l’homme se dégrade; cette trouvaille ne cadre pas avec cette vision. Et puis, le cinéma, qui naît en même temps que le concept de «préhistoire», s’empare de cet être robuste et voûté pour en faire une longue série de parodies.– Cette image a changé. Comment?– Après un entre-deux-guerres peu prolixe, l’intérêt pour la préhistoire revient, avec l’avènement de la théorie synthétique de l’évolution, ou «néodarwinisme»: on se dit que Darwin avait peut-être raison, que les origines de l’homme sont en Afrique, ceci grâce à diverses découvertes faites là-bas, ce qu’Yves Coppens a appelé la «ruée vers l’os». Mais on rechignait à accepter que Neandertal puisse être notre ancêtre. Jusque dans les années 1980. Dans des tombes au Proche-Orient, on retrouve des néandertaliens sur un lit de fleurs, avec des offrandes. On met au jour les restes d’un adulte handicapé, dont le groupe a pris soin. Une autre image de Neandertal émerge. Mais on se demande toujours si Cro-Magnon et lui ont pu être contemporains. Cette idée ne cadre pas avec le fondement profondément religieux de l’Occident: il n’y a qu’un seul homme face à son créateur! Avec les méthodes modernes de datation, leur contemporalité devient indiscutable. Mais a-t-on deux espèces distinctes? Certains vont jusqu’à prétendre que Neandertal (Homo sapiens neandertalensis) serait une sous-espèce de la nôtre (Homo sapiens sapiens); un concept abandonné depuis, grâce à des analyses morphologiques et génétiques. Commence alors à se préciser le schéma actuel: il y a plus de 40 000 ans, Neandertal est l’homme qui s’est installé au nord de la Méditerranée. Et Cro-Magnon est la version moderne d’H. sapiens, ancrée en Afrique, avant que celle-ci migre.– Cette condescendance envers Neandertal a-t-elle disparu?– Elle tend à se marginaliser, mais reste présente. Aux réflexions s’applique parfois le canon de Morgan. Selon ce principe, lorsque l’on compare par exemple les tâches comportementales d’un jeune chimpanzé et d’un bébé, si le second échoue, l’on dira qu’il n’a pas assez appris, tandis que si le premier rate l’épreuve, c’est parce qu’il est sous-intelligent. On cherche des explications de niveau inférieur pour des espèces autres que la nôtre. De même devant Neandertal et Cro-Magnon: on s’est extasié devant l’art rupestre du second (voir la grotte Chauvet). Mais quand on découvre un lissoir de néandertalien (côte de bovidé servant à travailler les peaux), on imagine d’abord que cet outil lui a été légué par des Cro-Magnon de passage… Certes, les données montrent qu’il y a eu des échanges culturels entre ces deux-là. Mais Neandertal utilisait déjà des colorants pour modifier son apparence. Et il inhumait ses morts. Cela montre qu’il y avait chez lui déjà une construction du monde très puissante.– Quid du métissage?– Si l’on a deux espèces différentes, par définition, on ne peut avoir de transfert génétique. C’est ce qui arrive à deux populations de lignées qui ont trop divergé, comme probablement les néandertaliens nord-européens et les H. sapiens d’Afrique subsaharienne. Ce qui se passe au Proche-Orient, où l’on a retrouvé des néandertaliens aux traits moins caractéristiques, est moins clair mais plus intéressant. C’est de l’«introgression»: deux espèces qui se sont séparées récemment peuvent, s’il n’y a jamais eu rupture totale du flux génétique, encore se métisser. D’ailleurs, Darwin a rappelé que les néandertaliens ont acquis par voie de sélection naturelle la peau claire comme une adaptation au plus faible ensoleillement pour mieux synthétiser la vitamine D. Et nous, il nous a suffi de faire l’amour avec eux pour obtenir, par sélection sexuelle, cette caractéristique.– Pourtant, malgré toute l’intelligence qu’on leur accorde désormais, les néandertaliens ont disparu…– Est-ce que les civilisations disparues manquaient d’intelligence? On ne manque pas d’hypothèses pour l’expliquer, jusqu’au génocide organisé par H. sapiens… La mienne se base sur l’écologie et l’économie des populations. Plus on monte vers le nord, plus on est chasseur, donc mobile et réparti en petits groupes, la nourriture étant davantage sur pattes. Au Sud, le spectre de vivres potentiels (végétaux, animaux, poissons) est plus large et favorise la sédentarité. Au gré des époques climatiques, les populations bougent. Mais Cro-Magnon, qui arrive par le sud de l’Europe, a la capacité d’exploiter plus en profondeur les ressources de son environnement que Neandertal, notamment par ses techniques de chasse avec armes de jet et harpons. Il s’installe mieux, et fait petit à petit reculer Neandertal, dont les populations se fragmentent. Comme le dit l’écrivain Jared Diamond, les populations mettent en place, lorsqu’elles migrent, ce qui a permis leur adaptation dans le milieu d’où elles viennent. A ce jeu, Cro-Magnon était mieux doté. La fragmentation des populations de néandertaliens fut l’avant-dernière étape avant leur extinction.– Qu’importe, vous faites renaître une néandertalienne…– Je me suis inspiré des Lettres persanes de Montesquieu, en plaçant H. sapiens dans les bottes des Parisiens et Mme Neandertal dans celles des Persans. Et j’ai choisi une femme pour que cette personne apporte un regard décalé et plus neutre, dans un monde de la préhistoire souvent décrit comme le fait des hommes. Elle vient, avec toute sa sagacité, décrypter notre monde, ses merveilles et ses inepties. Elle s’interroge: comment se fait-il qu’avec notre savoir, nos technologies, nous n’arrivions pas à prendre conscience que nos activités et leurs conséquences (réchauffement, déclin de la biodiversité, etc.) ont un impact sans précédent sur notre humanité.– Vous reliez cette ambassadrice du «Neandertalistan» à la vallée de Sotchi. Pourquoi la Russie?– Pour souligner l’avant-gardisme des scientifiques russes dans leur approche darwinienne des recherches sur l’évolution. Certaines éditions de Darwin sont d’ailleurs d’abord sorties en russe. Quant à Sotchi, c’était l’occasion de montrer en clin d’œil que les Jeux olympiques 2014 furent l’un des sommets de la volonté des civilisations humaines modernes de montrer leur domination sur la Nature. Notre incapacité à comprendre notre temps – de même que Neandertal n’a pas saisi le sien, au point de disparaître – vient en partie d’une conception erronée de notre rapport à l’environnement. On a utilisé la paléoanthropologie pour justifier cette domination, avec un homme sortant de sa caverne mais qui, grâce à ses outils, prend possession de son monde: l’homme maître et possesseur de la nature. Notre amie du Neandertal vient le rappeler: les H. sapiens sont le fruit d’un immense succès. Sauf que celui-ci se paie à un prix exorbitant: l’extinction de toutes les autres espèces d’hommes proches d’eux. Ce que l’on perçoit aujourd’hui comme le grand succès d’un «darwinisme caricatural» va se retourner contre nous. Le problème récurrent des sociétés humaines réside dans leur incapacité à se poser des questions sur les limites de leur succès. Une espèce ne meurt pas par manque d’intelligence mais par défaut d’adaptation; cela vaut pour les civilisations humaines avec une question de discernement. Nous y sommes!– Cette visiteuse s’interroge sur le persistant déficit de confiance en la science et ceux qui la font…– La science est un mode d’interrogation matérialiste et rationnel du monde. Or, que ce soit sur les OGM, le réchauffement, la famille, il n’y a plus de débat, nous sommes sur des positions tranchées simplistes – pour ou contre les OGM, par principe. Il n’y a plus la place dans les médias pour installer son propos. Du coup, le quidam ne sait plus ce qu’est une démarche scientifique. Pire, à l’école, on a largement supprimé les sciences de l’expérimentation. On se retrouve dans un processus de démobilisation majeure dans les systèmes d’éducation, une simple «domestication de l’être», selon le philosophe Peter Sloterdijk, au lieu d’une ouverture à un monde qui change vite.– Du coup, Mme Neandertal, elle-même le fruit d’expériences flirtant avec le transhumanisme (dont les Russes étaient parmi les pionniers), critique la propension des «H. sapiens» à se tourner vers ce mouvement, pour y trouver un salut…– Selon les transhumanistes, l’homme a cessé d’évoluer, donc il s’agit d’imaginer des artefacts techniques pour y remédier. Mais toutes les promesses transhumanistes oublient ce qu’est l’évolution. L’homme n’est pas arrivé au terme de son évolution. Son organisme, son cerveau recèlent des potentialités encore insoupçonnées et inexprimées. En ce sens, oui, le transhumanisme, concrétisé par la convergence des technologies nano-bio-cognitivo-informatiques, devient un anti-évolutionnisme, même si ces technologies apporteront des bienfaits extraordinaires. Cela dit, comment les H. sapiens pourraient-ils s’entendre sur leur avenir alors qu’ils sont incapables de se mettre d’accord sur leurs origines? La paléoanthropologie peut déjà nous permettre de répondre à la deuxième partie de la question. Ce n’est pas gagné, le retour des fondamentalismes religieux l’empêche. Or la paléoanthropologie, investie par des milliers de chercheurs du monde entier, c’est une œuvre collective multiculturelle qui s’accorde sur un récit commun. Si l’on établit ce socle commun, l’on aura déjà fait un grand pas pour construire notre avenir, une vision pour l’humanité tout en préservant les diversités; c’est ce que vient aussi nous souffler cette Mme Mezmaiskaya d’Adyguée de Neandertal. 24 avril 2015 Olivier Dessibourghttp://www.letemps.ch/Page/Uuid/2f7cfd0a-e9ef-11e4-a4c3-0255b4a09538/Lhomme_de_Neandertal_notre_compagnon_dhumanit%C3%A9_%C3%A0_lintelligence_d%C3%A9nigr%C3%A9e