Arden, le Prix Goncourt du premier roman 2014, est un bien étrange objet. S’il a failli me tomber des mains dans le premier tiers, Frédéric Verger a su me raccrocher lorsque le récit a pris sa vitesse de croisière, vitesse devenant vertigineuse au fur et à mesure de sa progression.
Un étrange objet par le contraste percutant entre la fiction et la trame historique sur laquelle elle s’inscrit. Mais pour mieux comprendre, il importe d’en connaître les grandes lignes, dixit Gallimard :
Résumé
Pendant qu’ils travaillent sans relâche, la bête nazie rôde autour de la Marsovie sur laquelle elle ne va pas tarder à poser la patte. Les persécutions de Juifs commencent. Le danger devient pressant pour Salomon et pour sa fille Esther, revenue auprès de son père et dont Alex tombe amoureux. Et si la composition d’une dernière opérette était le seul moyen de leur sauver la vie? »
Horreur et fantaisie
Les personnages caricaturaux d’Arden, habitants de l’imaginaire principauté de Marsovie, nous entraînent dans une série de péripéties plus rocambolesques les unes que les autres. Aucun d’eux n’échappe à la griffe ironique de leur créateur et tous présentent des traits de caractère ou des comportements plus ou moins risibles, sans pour autant nous les rendre moins attachants. Cette galerie colorée évolue dans l’univers d’opérettes inventées, légères et invraisemblables. On en cite des extraits, on fait des liens entre les personnages du récit et ceux de ces œuvres en friches, fiction dans la fiction. Le lecteur sourit malgré lui. Et soudain l’horreur. Celui de la peur qui vide les rues, des Juifs qu’on mène à l’abattoir, qu’on tire au bord des fosses. Du danger sans nom qui guette Salomon et sa fille. On fait des aller-retour de la fiction à la réalité historique, de la fantaisie à la vérité pure et dure. Un moment, le cœur se serre, mais une nouvelle pirouette de l’auteur nous arrache au drame et on sourit de nouveau. Comme lorsque le père amuse son petit pour le détourner de l’insoutenable dans le merveilleux film La vie est belle de Roberto Benigni.
Le style Verger
Les histoires extravagantes, à la limite du vraisemblable ne sont pas ma tasse de thé. Aurais-je pris un tel plaisir à ce livre si ce n’était de la langue somptueuse qui s’y déploie. Car il faut le dire, Frédéric Verger est un véritable prestidigitateur, enfilant sans faillir les images éblouissantes et inattendues. Un style comme il y a peu d’exemples.
« Lorsqu’il venait accueillir la baronne dans le hall, et se courbait pour le baisemain, ce n’était pas le maître d’hôtel qu’on voyait, mais Alexandre de Rocoule, arrière-arrière-arrière-petit-neveu de la gouvernante du Grand Frédéric, si leste qu’on doutait d’avoir bien vu car déjà le maître d’hôtel s’était redressé dans un craquement de lombaires pour l’inviter à le suivre, yeux brûlants fichés dans ceux de la femme aimée agrémentés du sourire pincé du larbin de classe internationale, tête légèrement inclinée marquant à la fois, et pour ainsi dire au choix de l’assistance, la déférence et l’ironie. Il la guidait alors vers sa table au travers de la salle à manger illuminée par les chandelles et les reflets pourpres du couchant, la précédant légèrement à gauche comme il convient au maître d’hôtel, mais promenant alentour un regard farouche et vigilant, comme si, dressé à la proue d’une barque, il conduisait sa maîtresse sur une mer de crânes et de chapeaux.»
Et ainsi sur 478 pages. Éblouissant, vous dis-je.
Né en 1959, Frédéric Verger enseigne le français dans un lycée de la banlieue parisienne.
Frédéric Verger, Arden, Gallimard, Paris, 2013, 478 pages.