C'est après huit mois de fermeture pour travaux que le Musée Bourdelle a rouvert en faisant ce très beau cadeau au public de lui avoir préparé en coulisses une exposition très particulière. Intitulée Mannequin d’artiste, Mannequin fétiche les néophytes pourraient penser que le lien est ténu.
Et pourtant la visite commentée menée par Jérôme Godeau, jardinier des plates-bandes et des esprits, et co-commissaire de l'exposition, a démontré tout le contraire. On se demande même comment personne n'a pu songer plus tôt à retracer l’histoire de ce secret d’atelier.
Une série de manifestations, d'ateliers et de visites spéciales est programmée. Je vous invite notamment à suivre celle du samedi 16 mai à 19h, à l’occasion de la Nuit des Musées, conduite par Jérôme Godeau, sans réservation, dans la limite des places disponible.
Avant de descendre dans l'espace dédié aux expositions je me suis attardée parmi quelques œuvres du musée qui mérite une visite particulière où je vous emmènerai dans quelques jours. J'ai eu la chance de le voir aussi à la nuit tombée alors que le gigantisme des statues devenait impressionnant.
Sur le premier cliché, un buste de bronze d'Auguste Rodin, buste, 1910 (épreuve numéro 4 exécutée par Valsuani en 1977) monte la garde au pied d'un Cheval, fragment du Monument au Général Alvear (1913-1923), bronze, épreuve d'artiste numéro 3 exécutée par Coubertin en 1986.
Dans le jardin, la Vierge à l'Offrande (1919-1922), bronze, épreuve numéro 1 exécutée par Rudier vers 1930, accompagne le Centaure mourant, modèle imberbe, (1911-1914), bronze, épreuve d'artiste numéro 2 exécutée par Coubertin en 1986, que j'avais déjà vu près de l'église Saint-Jacques à Montauban.
Cette déambulation passe par l'atelier de sculpture où le mannequin d'Alan Beeton, 1880-1942, semble attendre patiemment de prendre une nouvelle pose. On le reconnaitra dans trois tableaux de l'acte IV de l'exposition (Le Mannequin dans le tableau), en particulier dans le premier, Reposing II, vers 1929 Huile sur toile, Beeton Family Collection.Au XIXe siècle la représentation de l’atelier du peintre commença à s’imposer, offrant un singulier mélange de dénuement et d’encombrement : palette, brosses et pinceaux, chevalet, esquisses et toiles inachevées, plâtres et bustes d’antiques, mannequin d’artiste bien en vue, voire au premier plan. L’accessoire que l’on avait jusqu’alors dissimulé devenait un motif hautement expressif.
En découvrant le mannequin au seuil de l’atelier, le spectateur était donc invité à passer de l’autre côté du miroir, dans l’intimité de la création. Alan Beeton participa au premier conflit mondial dans la section de camouflage de l’armée française. Il exposa ses peintures pour la première fois à la Royal Academy of Arts de Londres en 1923, à quarante ans passés. Initialement, Beeton s’était imposé comme portraitiste, réputé pour son sens du détail. Dans la série qui est montrée dans l'exposition il représente le mannequin tel qu’en lui-même, dans l’intimité de l’atelier.
Le peintre n’ignorait pas le rôle que jouait le mannequin dans la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico (1915), ni dans le Manifeste du surréalisme (1924) d’André Breton. À l’inverse de ses contemporains, le mannequin de Beeton cohabite en toute quiétude avec son portraitiste comme s'il était "le meilleur ami de l’artiste". Un autre mannequin est positionné dans l'atelier de peinture d'Antoine Bourdelle, au milieu du bric-à-brac du mobilier chiné chez les brocanteurs, où Bourdelle exposait ses dernières créations - sculptées ou peintes - aux visiteurs et acheteurs potentiels.
Il est très semblable à la Gliederpuppe, vers 1550, Statue en buis, Anonyme, Allemagne, milieu du 16ème, Collection particulière, Londres. Cette "poupée articulée" comme toutes les Gliederpuppen sont des sculptures miniatures d’une très grande finesse d’exécution et nettement sexuées.
La radiographie a révélé une structure interne très savante. Ses membres sont reliés, par un système interne de crochets et de ficelles, à des rotules en bois tourné qui permettaient de les faire bouger individuellement, jusqu’aux minuscules doigts des mains et des pieds.Son parfait état de conservation laisse penser qu'elle a sans doute appartenu à un "cabinets de curiosités", comme précieux objet de collection, aussi convoité que troublant.
Sur la cheminée, au-dessus du poêle Godin, un bronze autoportrait de Bourdelle de 1908.
Le mannequin d’artiste, ses métamorphoses et sa troublante présence scandent le parcours de l'exposition comme un leitmotiv, fil conducteur et repère physique et mental . Le catalogue, conçue par la commissaire Jane Munro, conservatrice au Fitzwilliam Museum et directeur d’études en histoire de l’art à l’Université de Cambridge, est remarquablement documenté. Il retrace cette évolution et s’appuie sur une iconographie variée et souvent étonnante (peintures, dessins, brevets d’invention et schémas, photographies...), brassant ainsi plusieurs siècles d’histoire de l’art, en progressant de façon chronologique,.
Il faut accoler son œil au petit trou de la boite qui marque le début de l'exposition, conçue spécialement pour révéler le secret de la Grande Machine utilisée par Nicolas Poussin dans les années 1630-1640, alors qu'il travaillait à la première version des "Sept Sacrements". Ce dispositif comportait une planche sur laquelle des figurines de cire, habillées de "draperies" de papier humide ou de tissu fin, étaient disposées en fonction de la scène que l'artiste projetait de peindre.
Cette scène en trois dimensions était ensuite recouverte d'une boite, fermée sur ses cinq faces ; des volets, découpés sur le côté, permettaient d'éclairer la composition et de distribuer des plages d'ombre ou de lumière. Un œilleton avait été percé sur le devant de la boite, afin d'observer l'ensemble à distance, avant de passer au dessin préparatoire qui servait de base au tableau final, ici l'Extrême-Onction. qui fut le motif de la dernière peinture de la série.
On découvre ensuite cette petite sculpture religieuse de Romano Alberti, vers 1521-1568, intitulée Saint enfant martyr, milieu du 16ème siècle. C'est une statue polychrome en stuc et papier mâché, bâtie autour d’une âme de bois (Courtesy of Patricia Wengraf Ltd, Londres).
Les mannequins d’artistes de la Renaissance s’apparentaient à de petites statues conçues elles aussi pour être habillées ou drapées, mais à des fins religieuses ou rituelles. Dans l’Italie et l’Espagne des XVe et XVIe siècles, des figures polychromes représentant le Christ, la Vierge ou les saints, appelées "sculture da vestire" ou "tallas da vestir",étaient des objets de dévotion. Ces figures cultuelles, généralement constituées d’un simple bâti en bois recouvert de stuc et de papier mâché, dotées de bras amovibles, arboraient des tenues de cérémonie et des bijoux lors des grandes fêtes religieuses. Les chaussures, les bas et la culotte peints en rouge laissent supposer que ce Saint enfant martyr était vêtu d’un manteau ou d’une petite cape assortie.On découvrira un peu plus loin, dans la niche de l'escalier, le mannequin qui est affiché partout puisqu'il figure sur l'affiche, mais dans une position différente. Jérôme Godeau nous a d'ailleurs fait observer à de multiples reprises combien la position du corps, en modifiant le regard, dit quelque chose du psychisme, signifiant par extension que nous sommes nous-mêmes des créatures articulées.
Ce mannequin d’artiste, de source anonyme, grandeur nature et en bois peint, est vraisemblablement une commande de l’Accademia Carrara, musée et académie des Beaux-Arts de Bergame fondé en 1796 par le comte Giacomo Carrara. Il servait de modèle aux étudiants qui s’initiaient à l’art de peindre et de sculpter.
Parfaite incarnation de la beauté néoclassique, il encourageait les étudiants à poursuivre l’idéal de l’Antique. Évoquant le visage d'une des plus anciennes sculptures de la Grèce antique, l'aurige de Delphes. D'un poids d'environ 80 kilos, il a été difficile de l’asseoir Il a servi à des générations d'étudiants en quête du corps idéal.
Des pages de l'encyclopédie de Diderot lui sont consacrées. Robuste, obéissant et, par bonheur, muet, le mannequin d’artiste tenait la pose comme personne. Dès le XVe siècle, sa présence dans les ateliers de sculpteurs et de peintres devint indispensable, au même titre que le burin, la sellette, le pinceau, la palette et le chevalet. On recommandait l’usage d’une "petite figure de bois aux membres articulés" pour apprendre à dessiner les draperies "di naturali" si l’on voulait représenter avec vraisemblance le tombé d’un drapé. Michel-Ange,Titien, Poussin, Degas, Courbet, les préraphaélites,Cézanne... les plus grands maîtres usèrent de cet accessoire, invisible une fois l’œuvre achevée.Thomas Gainsborough, 1727-1788, possédait deux mannequins : le premier, ingénieusement doté d’articulations en laiton, faisait office de "doublure" dans bien des portraits peints par l’artiste ; le second, grandeur nature et rembourré de paille, aurait été utilisé dans les années 1780.
Dans le double portrait des enfants Lloyd, (Heneage LIoyd et sa sœur Lucy, vers 1750, Huile sur toileFitzwilliam Museum, Cambridge) rien n’atteste l’usage de mannequins, sinon l’élégance éthérée des deux petits modèles et la distinction – un rien guindée – de leur maintien. Les modèles d’anatomie en papier mâché que le docteur Louis Auzoux, 1797-1880, dont on voit un exemple ici, s’adressaient en priorité aux étudiants en médecine : moins dispendieux que ceux en cire ou en bois d’usage dans les cours, ils tenaient lieu de substituts lors des séances de dissection où les étudiants ne disposaient pas toujours de corps humain.Conçu pour être démonté puis réassemblé, ce modèle anatomique masculin comporte vingt-cinq morceaux et plus de deux mille pièces soigneusement répertoriées. Le succès d’Auzoux les incita à produire à leur tour des sujets en papier mâché, bien meilleur marché que les modèles traditionnels.
La figure de l’hystérique hantait l’imaginaire du XIXe siècle et suscita la mise en scène de véritables "tableaux vivants" à la Salpêtrière, entre 1863 et 1893. Le professeur de médecine Jean-Martin Charcot (1825-1893) utilisait ses patientes comme autant de mannequins pour dépeindre toutes les postures de la grande crise hystérique. Yeux grands ouverts, visage impassible, posture catatonique : mannequinée à volonté, la patiente en état de catalepsie devenait le modèle parfait du "corps hystérique".Frère d’un célèbre aliéniste, le peintre Georges Moreau de Tours, 1848-1901, réunit dans cette scène Les Fascinés de la Charité, 1889, Huile sur toile, (Musée des Beaux-arts de la Ville de Reims) un groupe de patients en état de "fascination", une forme d’hypnose induite par la contemplation d’une lumière scintillante, réfléchie par un miroir à alouettes – un miroir rotatif que l’on aperçoit sur le trépied, à gauche de la composition.
Au second plan, reconnaissable à ses favoris blancs, le neurologue Jules-Bernard Luys (1828-1897), chef de service à l’hôpital de la Charité, conduit la séance au milieu d’un petit cercle d’élèves et de collègues. La comparaison s’impose entre ces malades, obéissant corps et âme au contrôle du médecin-opérateur, et le mannequin d’artiste, manipulé à l’envi par le peintre.
Du mannequin à la poupée il n'y a qu'un pas que l'exposition met en lumière avec des pièces uniques, comme Autoportrait au chevalet, 1922, Huile sur toile (Léopold Collection II, Vienne) d'Oskar Kokoschka, 1886-1980. Malheureusement sa reproduction est impossible sur le blog pour des questions de droit.
Comme vous le verrez en visitant l'exposition la tension de l'étrange relation entre les personnages éclate dans le choc des couleurs primaires – rouge, bleu, jaune – distribuées en larges plages vibrantes. Tandis que la créature inanimée ouvre "des yeux sans fin", charbonneux et vides, l’artiste tend au spectateur un masque halluciné.
Les mannequins ont aussi investi les vitrines, faisant probablement dire à Colette "Mes musées sont tes vitrines, ô Paris !". A mesure que les grands magasins étendaient leur empire dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rôle du mannequin devenait stratégique pour attirer et retenir le chaland. Les tenues et les accessoires de mode étaient d’autant plus convoités qu’ils étaient portés par cette figure artificielle, si parisienne.
En 1924, dès l’origine du mouvement surréaliste, les figures de mannequins dérobées aux vitrines des magasins se voyaient soudain investis d’un pouvoir subversif. Héros de l’exposition internationale du surréalisme qui se tint à la galerie des Beaux-Arts en janvier 1938, les mannequins posaient sous l’objectif de Raoul Ubac, Roger Schall, Denise Bellon... Sous l’objectif, les mannequins de couturière prennent une étrange densité plastique.Comme en rend compte la photo d' Herbert List, 1903-1975, Mannequin de couturière, Londres, 1936 Tirage argentique (Musée d’Art moderne de la Ville de Paris).
Les surréalistes kidnappaient les mannequins des vitrines. On peut voir une photo Dali tenant entre ses bras un mannequin d'artiste articulé et d’extraordinaires clichés de Man Ray, 1890-1976, où la personne réelle semble plus artificielle que le mannequin lui-même. La fétichisation est troublante dans la composition Lydia et les mannequins, 1932, Epreuve gélatino-argentique, (Centre Georges Pompidou – Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle, Paris), où le beau visage de la jeune femme est confronté aux étreintes du couple de bois. Réduit à un masque exsangue aux yeux clos, posé sur le socle comme sur un billot, le visage de Lydia devient l’offrande d’une décapitation.
Cette exposition invite à jeter un œil nouveau sur le travail des plus grands artistes. A la fin du parcours le visiteur s'interroge légitimement sur la dématérialisation vers laquelle on se projette. On pense à la poupée Barbie et bien sûr à l'accélération facilitée par les réseaux sociaux.Mannequin d’artiste, Mannequin féticheExposition ouverte du 1er avril au 12 juillet 2015du mardi au dimanche de 10 h à 18 h Fermeture le lundi et les jours fériésMusée Bourdelle18, rue Antoine-Bourdelle, 75015 Paris 01 49 54 73 73www.bourdelle.paris.fr
Un grand nombre de propositions complémentaires ont faites au public jusqu'en juillet : Nuit des musées, visites-conférences, rendez-vous aux jardins, Intervention des danseurs des conservatoires de Paris, cycles d'ateliers, pour enfants, adolescents et adultes, programmation spécifique au cinéma les 7 Parnassiens.Je reviendrai sur le musée proprement dit à l'occasion d'un prochain billet.
Crédit des photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue :
Romano Alberti, dit « Il Nero de Sansepolcro », vers 1521-1568
Saint enfant martyr, milieu du XVIe siècle
Statue polychrome en stuc et papier mâché, bâtie autour d’une âme de bois
Courtesy of Patricia Wengraf Ltd, Londres
Thomas Gainsborough, 1727-1788
Heneage LIoyd et sa sœur Lucy, vers 1750, Huile sur toile
© Fitzwilliam Museum, Cambridge
Georges Moreau de Tours, 1848-1901
Les Fascinés de la Charité, 1889, Huile sur toile
© Musée des Beaux-arts de la Ville de Reims / Photo: C. Devleeschauwe
Dr. Louis Auzoux, 1797-1880
Modèle anatomique masculin, Fin du 19ème siècle.
Papier mâché, plâtre, armature en fer, peinture, vernis et métal.
© British Dental Association Museum, London
Herbert List, 1903-1975
Mannequin de couturière, Londres, 1936, Tirage argentique
© Musée d’Art moderne de la Ville de Paris/Roger Viollet
© M. Scheler- Herbert List Estate
Man Ray, 1890-1976, Lydia et les mannequins, 1932
Epreuve gélatino-argentique RMN Dist - Centre Georges Pompidou – Musée national d’art
moderne / Centre de création industrielle, Paris © MAN RAY TRUST / ADAGP, Paris 2015