La Banque mondiale semble reconnaître qu’elle a commis des erreurs en matière de déplacement de populations |1|.
De son côté, Le Consortium international pour le journalisme
d’investigation (International Consortium for Investigative Journalism –
ICIJ) a examiné les activités de la Banque mondiale dans 14 pays, et a
découvert que presque 3,4 millions de « personnes des plus vulnérables »
ont été forcées de fuir leurs maisons au cours de la dernière
décennie |2|. Nous reproduisons ici un article consacré au déplacement forcé de population en Indonésie.
En Indonésie, la Banque mondiale a collaboré activement au sinistre projet de transmigration |3|
dont certaines facettes constituent des crimes contre l’humanité. Il
s’agit du déplacement – dans certains cas, forcé – de millions de
personnes des îles de Java et de Sumatra vers d’autres îles de
l’archipel et de la dépossession des indigènes de ces îles.
La Banque mondiale est, surtout pendant les quinze années de l’âge
d’or du programme (1974–1989), sa principale source de financement
extérieur. Les historiens reconnaissent cette responsabilité de la
Banque : « Au milieu et à la fin des années 1970, la Banque a soutenu et
a prêté son assistance au programme controversé du gouvernement qui
consistait au déplacement officiel et subventionné des familles de Java
vers d’autres îles |4| ».
Cette contribution ne se limite pas seulement à un appui financier et
technique. Elle apporte aussi son appui politique à ce projet.
Entre 1950 et 1974, le nombre de personnes déplacées par le
gouvernement dans le cadre de la transmigration atteint 664 000. Mais, à
partir de 1974, avec le soutien de la Banque mondiale, ce sont 3,5
millions de personnes qui sont déplacées et assistées, et environ 3,5
millions de personnes qui migrent de leur propre chef. La Banque
mondiale contribue directement aux déplacements et réinstallations, ses
prêts permettant d’une part de couvrir dans leur presque totalité les
migrations « officielles » de 2,3 millions de personnes et d’autre part
de « catalyser » la réinstallation de quelque 2 millions de
transmigrants spontanés.
Bien que la Banque mondiale qualifie la transmigration de « plus
grand programme au monde de réinstallation volontaire », très vite il
apparaît que le programme sert aussi à débarrasser Java des habitants
indésirables. Ainsi, dans les principales villes javanaises, les
« non-conformistes », les personnes âgées, les malades (y compris les
lépreux), les mendiants et les vagabonds se voient forcés ou bien de
disparaître dans la campagne (où ils avaient peu de chances de survivre)
ou bien de rejoindre la transmigration. Ils sont alors chargés, la
nuit, dans des camions de l’armée et amenés dans des « camps de
transit » où ils sont formés en vue de leur réinstallation |5|.
Le mariage est un critère obligé de sélection : les autorités
organisent des mariages forcés entre les personnes célibataires avant
leur départ. Notons que la Banque mondiale participe grandement aux
missions de recrutement de sans-abri et de prisonniers politiques en vue
de les envoyer dans les sites de transmigration les plus lointains et
les moins prisés.
Les projets liés à la transmigration les plus soutenus par cette
institution sont ceux dans lesquels interviennent directement des firmes
privées nationales ou étrangères susceptibles d’alimenter le commerce
extérieur et d’attirer de plus ambitieux investissements transnationaux
(projets de plantations industrielles notamment).
L’exploitation étrangère effrénée des ressources des îles extérieures
s’effectue au profit du gouvernement central et des firmes
exploitantes, mais au grand dam des populations locales dont une grande
partie de l’habitat et des moyens de subsistance est détruite à jamais.
Les terres des îles périphériques sont considérées comme « vides » car
les indigènes qui y vivent depuis des millénaires ne possèdent pas de
certificats de propriété. Ces terres sont alors déclarées « au service
de l’État » et confisquées de force, la plupart du temps sans
compensation. La Banque mondiale soutient par ailleurs le gouvernement
dans ses actes d’expropriations des terres appartenant aux indigènes,
bien qu’elle ne l’avoue jamais officiellement.
La transmigration hérite des terrains qui ne sont pas réservés aux
concessions forestières et dont la caractéristique commune est d’être
très peu productifs. Car, pour les agents du gouvernement chargés de
repérer les sites à défricher, peu importe que ces sites soient
cultivables ou pas. Ils doivent rapporter, sur une carte, les
informations relatives à l’accès aux sites, à la quantité d’hectares à
défricher et à la quantité de familles pouvant y être installées.
La forêt – ressource vitale des autochtones dans tous ses aspects –
disparaît peu à peu sous l’action des entreprises d’exploitation
forestière et de plantations commerciales d’une part, et des équipes
gouvernementales chargées de défricher des espaces destinés à
l’agriculture et à l’installation des migrants de l’autre. Par ailleurs,
les entreprises minières (voir le cas de la compagnie minière
états-unienne Freeport McMoran |6|)
détruisent des pans entiers de montagne et déversent quotidiennement
dans les rivières des tonnes de déchets de minerais, les polluant
irrémédiablement. Cette eau constituant la seule source des autochtones,
cela provoque de grandes catastrophes sanitaires. L’extraction de
pétrole le long des côtes porte également un grand préjudice à la faune
et la flore marines, autre source d’alimentation des populations
indigènes.
Les véritables responsables sont ceux qui ont conçu, fait exécuter et
financer le projet. Ce sont d’abord les pouvoirs publics indonésiens et
les institutions internationales (dont la Banque mondiale au premier
chef). Mais aussi certains gouvernements occidentaux (États-Unis, Grande
Bretagne, Allemagne, Israël…) et les entreprises nationales et
étrangères qui sont impliqués dans la réalisation concrète du projet.
Tant le développement et la prolifération des exploitations intensives
de ressources naturelles que l’accroissement accéléré des surfaces
destinées aux plantations commerciales découlent des programmes financés
par les prêts internationaux. Et ces prêts sont toujours conditionnés
par l’ouverture des marchés à tous les niveaux – disparition des
barrières douanières, attraction des capitaux étrangers, priorité aux
monocultures d’exportation, libéralisation et privatisation des secteurs
de distribution de biens et services, etc.
A la fin des années 1980, de nombreuses et virulentes critiques, tant
à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’archipel, se multiplient, accusant
la Banque mondiale de participer à un projet de domination géopolitique
multipliant les bavures sociales et écologiques et ne respectant pas les
droits de l’homme dans ses procédés |7|.
La Banque mondiale a en effet joué un rôle capital dans ce projet dont
les conséquences sont néfastes et irréversibles : contrôle sur les
populations indigènes des îles extérieures et viol de leur droit de
propriété du sol ; coût exorbitant des déplacements (7 000 dollars par
famille selon les estimations de la Banque mondiale |8|
) en regard des résultats puisque selon une étude de la Banque mondiale
de 1986, 50 % des familles déplacées vivaient en dessous du niveau de
pauvreté et 20 % vivaient en dessous du niveau de subsistance ;
problèmes de densité subsistants à Java ; déforestation massive des îles
extérieures…
La Banque mondiale, pointée du doigt de toutes parts, décide de
cesser le financement destiné à l’installation de nouveaux sites de
transmigration et à la couverture du voyage des transmigrants. Elle
concentre ses prêts, néanmoins, sur le renforcement des villages déjà
existants |9| et sur le maintien des plantations commerciales, n’abandonnant donc que très partiellement sa participation au programme.
La Banque mondiale dément bien évidemment toutes les allégations
portées par les observateurs critiques. Elle décide de réaliser, en
1994, une étude d’évaluation |10|
interne des projets qu’elle a financés, afin de déterminer ses
éventuelles responsabilités. Dans ce rapport, la Banque mondiale admet
une part minime de responsabilité, à savoir que le projet à Sumatra « a
eu des effets négatifs et probablement irréversibles » sur la population
Kubu, population nomade dont la survie repose sur la culture en
jachère, la chasse et le rassemblement dans la forêt. L’audit met en
évidence que « bien que l’existence des Kubu dans les zones du projet
soit connue depuis la planification du projet, peu d’efforts furent
portés pour éviter des problèmes ».
Les prêts de la Banque mondiale pour le programme Transmigration correspondent en tous points à la constitution d’une dette
odieuse : ils ont été contractés par un régime despotique qui a pu les
utiliser à des fins de répression ; ils n’ont pas servi au bien-être de
la population. En conséquence, cette dette est
nulle et non avenue : elle doit être annulée. Mais il serait
insuffisant d’en rester là. On l’a vu, le projet transmigration que la
Banque mondiale a soutenu impliquait le déplacement forcé de certaines
populations. La Banque mondiale ne peut pas simplement affirmer qu’elle
ne le savait pas. Elle a également été complice de la violation des
droits des peuples indigènes qui habitaient les zones colonisées par le
projet transmigration. Ces actes très graves ne doivent pas rester
impunis.
Eric Toussaint
Notes
|1| http://affaires.lapresse.ca/economi…
|2| http://francais.rt.com/lemonde/1771…
|3|
Cette partie s’inspire largement du mémoire de licence (encore inédit)
d’Alice Minette, Anthropologie d’un malentendu. Analyse du projet de
développement « Transmigration » en Indonésie et de ses conséquences sur
les îles périphériques de l’archipel en général, et sur la Papouasie
Occidentale en particulier. Université de Liège. Voir également Damien
Millet, Eric Toussaint. 2005. Les tsunamis de la dette, chap. 3.
|4|
Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its
First Half Century, Volume 1 : History, p. 489 (voir à la note 60 la
référence à une décision du Board à ce propos en janvier 1979).
|5|
L’un de ces camps est une petite île au large de Java dont il était
impossible de s’échapper, et où les dits « indésirables » se voient
inculquer les techniques de l’agriculture et l’idéologie de l’Ėtat.
|6| Damien Millet, Eric Toussaint. 2005. Les tsunamis de la dette, pp. 114-115.
|7|
Parmi les critiques faites à la Banque au sujet des dommages et du
non-respect des droits de l’Homme causés par son soutien aux actions du
gouvernement en Papouasie Occidentale, les plus connues sont la lettre
adressée en 1984 au président de la Banque A.W. Clausen par le Minority
Rights Group (New York) ; la condamnation par le World Council of
Indigenous People lors de son meeting régional en 1984 ; une pétition
adressée à l’Inter-Governmental Group of Indonesia en 1984-85 par
l’Australian Council For Overseas Aid et par de nombreuses associations
de défense des droits des indigènes. Ces plaintes ne furent prises en
compte ni par le gouvernement indonésien, ni par la Banque, qui maintint
son soutien aux abus des droits des indigènes en Papouasie.
|8| Banque mondiale, Indonesia Transmigration Sector Review, cité dans Bruce Rich, Ibid.
|9|
Ce renforcement, appelé « Second Stage Development », consiste en
l’amélioration des infrastructures et des conditions générales de vie
dans les villages de transmigration, ainsi qu’en la réhabilitation des
sites ayant connu un large taux de désertion de la part des
transmigrants.
|10|
“Indonesia Transmigration Program : a review of five Bank-supported
projects”, 1994 ; “Impact Evaluation Report : Transmigration I,
Transmigration II, Transmigration III”, 1994.
Source : cadtm.org