En mars 1994, Eugène Ionesco tirait sa dernière révérence sur la piste du Magic Circus de la vie. On le rattachait au "théâtre de l'absurde", mais le grand dramaturge-moraliste défiait, à vrai dire, toute classification.
C'est un anticonformiste déguisé en académicien, un monument clignant de l'œil, un vieux gamin cousu d'angoisse métaphysique, un jongleur de mots des bords de l'abîme, un rêveur apparemment délirant mais dont le "nonsense" ne visait qu'à démanteler la mécanique des discours creux et à mettre en évidence l'insondable étrangeté de l'existence, qui vient de disparaître en la personne d'Eugène Ionesco, mort hier à Paris à l'âge de 82 ans.
Figure majeure du théâtre de l'après- guerre, Ionesco, né en1912 à Slatina de père roumain et de mère française émigrés à Paris, avait faits es études supérieures en Roumanie mais revint s'installer en France dès 1938.Ses premières pièces, La cantatrice chauve et La leçon, furent respectivement crées à Paris en 1950 et 1951, et lui valurent d'emblée la réprobation des bien-pensants. "Je ne crois pas que M. Ionesco ait quelquechose à dire, écrivait alors un Jean-Jacques Gautier, ponte de la critique parisienne. Je crois que M. Ionesco est un plaisantin, un mystificateur donc un fumiste."
C'était ne pas voir, sous l'apparente loufoquerie des dialogues, la mise en jeu grinçante de la dégradation des rapports entre les êtres. Inspirée à l'auteur par la lecture des réparties de la méthode de langue Assimil, La cantatrice chauve, antipièce dans laquelle il n'est pas plus trace de diva qu'il n'y a de Godot dans la pièce de Beckett, met en scène deux couples, un capitaine de pompiers et une bonne dont la logique des propos dérive progressivement dans la folie, sans pour autant que le jeu ne sombre dans la gratuité.C'est que ce fol entretien, comme celui de La leçon, renvoie le spectateur à une sorte de vision hallucinée de tout ce qui se dit "dans le vide" à l'enseigne des "relations sociales" et autres "profonds échanges".
Confiées à la sauvegarde exclusive de Nicolas Bataille, ces deux pièces n'ont cessé de figurer, depuis 1955, à l'affiche du Théâtre de laHuchette pour le plaisir inoxydable de l'étudiant et du touriste de partout.
Dans l'intervalle cependant, en 1960, Rhinocéros marque la charge la plus directe de l'auteur contre toute forme de massification totalitaire.
D'abord apparenté à l'avant-garde, aux côtés d'Adamov et de Beckett, Ionesco fut brocardé par la droite avant de susciter la réprobation croissante de la gauche. C'est que plus son oeuvre se développait, depuis Les chaises (1951), poignant dialogue d'un vieux couple confronté à la solitude et à la fin du monde, jusqu'à Macbett (1972) ou Ce formidable bordel(1973), plus elle devait se trouveren porte-à-faux par rapport à un certain théâtre engagé de l'époque, nourri de Brecht mal digéré.
En réponse à ses premiers détracteurs, Ionesco répliqua par une savoureuse moliérade intitulée L'impromptu de l'Alma (1955), où des docteurs en théâtrologie de tous bords, et tous nommés Bartholomeus, lui font gravement la leçon...
Poète et moraliste, Ionesco disait rêver ses pièces auxquelles il ne prêtait un sens éventuel qu'après coup. Etranger à toute idéologie, il règne sur un monde dont les masques burlesques dissimulent un fonds tragique. Dans Tueur sans gages (1957), c'est à une incarnation du Mal gratuit assez terrifiante qu'il confronte le spectateur. Avec Jeux de massacre (1970), la même poignante interrogation sur le Mal et la mort se poursuit. Mais c'est probablement avec "Le roi se meurt"(1962), évoquant l'inéluctable arrachement de tout homme à ce bas monde, qu'Ionesco a touché au sommet de son inspiration et de son art théâtral.
Entré dans la prestigieuse Pléiade de son vivant (fait unique pour un homme de théâtre), Ionesco l'iconoclaste d'avant 68 fut taxé de "trahison" quand il passa l'habit vert... rejoint plus tard par son contempteur Jean-Jacques Gautier. Quand il s'en prit, dans les années 80, à la "dictature" des metteurs en scène coupables selon lui de tout réduire à la sophistication formelle ou aux chichis intellectualistes, puis quand il multiplia les assauts contre le communisme, d'aucuns conclurent au gâtisme définitif.
Or c'était faire trop peu de cas de l'indépendance d'esprit qu'aura toujours manifesté cet humaniste non aligné, qui n'a cessé parallèlement de poursuivre, en marge de son œuvre théâtrale, une réflexion à la fois émouvante et tonique, mordante et chaleureuse, au fil des pages de son Journal en miettes ou, plus récemment, de La quête intermittente d'où nous tirons ces quelques lignes: "C'est donc si mal que ça, si grave que ça de mourir? Oh, vous tous, vous tous, vous qui riez, gesticulez, vous n'en avez pas pour bien longtemps, non plus, vous non plus. Rajeunir à l'Eternité. Rajeunir dans l'Eternité. Rodi, ma petite fille, ma femme, je t'aime"...
Sur lui-même : "Je suis comme un coureur de fond, arrivé,essoufflé au bout de sa course." (1933)
"Je souffre de vivre. Vouloir tant vivre, c'est une névrose;je m'accroche à ma névrose, je me suis habitué, j'aime ma névrose."
Sur la condition humaine : "On naît pour mourir, on meurt pour être." ( 1993)
"Il y a l'angoisse qui est notre condition fondamentale etqui vient du fait que la vie n'est pas faite pour l'homme qui, de sa naissanceà sa mort, oscille entre la peur de vivre et la peur de mourir."
"Deux choses sont inacceptables: d'être né et ensuite demourir."
"Ce n'est pas une certaine société qui me paraît dérisoire.C'est l'homme."
Sur son œuvre : "Je ris toujours de la pesanteur philosophique dont on charge mon théâtre. On parle à son propos de théâtre de l 'absurde. Il est surtout une image denon-sens, du dérisoire. Irréalité du réel, illusion évanescente: c'est ce que j'essaie de dire."
Sur les messages :"Tout ce que j'ai à dire, c'est que je n'ai rien à dire. Mais je voudrais bien dire quelque chose. Aspirer à prononcer des paroles et des mots, c'est peut-être déjà une manière de prière, de résistance au vide."