#inégalités
Photo : Francine Bajande
Le démographe et auteur de « l’Atlas des inégalités » rappelle que « plus un pays est avancé dans l’économie de marché, plus il y a d’inégalités ». Concernant la France, il démonte certaines idées reçues sur une « France périphérique » qui ferait le jeu du FN. Selon lui, l’héritage est la première cause de l’existence des inégalités et de leur creusement.HD. Dans les années 1980, les néoconservateurs anglais et américains présentaient les inégalités comme un phénomène positif... Qu'en est-il aujourd'hui?HERVÉ LE BRAS. Les pays anglo-saxons restent les plus inégaux au monde. Dans « The Spirit Level », Richard Wilkinson a étudié les niveaux d'inégalités de plusieurs pays du monde en les corrélant avec un ensemble d'autres facteurs. Il montre que les inégalités ont presque toujours un rôle négatif. Lorsqu'il met en lien le taux d'incarcération avec la mortalité infantile et les inégalités entre hommes et femmes, il souligne que plus les inégalités sont élevées, plus ces indicateurs sont mauvais. Le sociologue danois Gosta Esping Andersen a écrit « les Trois Mondes de l'État providence ». Il y montre qu'il en existe trois formes, classées selon un indice de « démarchandisation ». Pour résumer, il constate que plus un pays est avancé dans l'économie de marché, plus il y a d'inégalités. Et à l'inverse, plus il y a démarchandisation, moins il y a d'inégalités. Dans ces « Trois Mondes », on trouve les pays nordiques, qui sont les plus universa-listes. Là-bas, on peut accéder au logement social sans condition par exemple. On trouve aussi des pays qualifiés de « corporatistes », comme la France et l'Allemagne, où pour avoir accès à un certain nombre de prestations sociales, il faut une affiliation. Par exemple, les régimes spéciaux de retraite. Enfin, les pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis sont des régimes de lutte contre la pauvreté : on s'occupe des pauvres, mais de façon presque humiliante. En Grande-Bretagne, c'est le « social housing » dans des zones précises avec des tickets d'alimentation, au lieu de verser une allocation. Ces trois stades correspondent bien à un degré de marchandisation inégal : très fort en Grande-Bretagne, plus moyen en France et en Allemagne, et faible dans les régimes nordiques. Gosta Esping Andersen montre également l'origine de ces différences. Par exemple, dans les pays Scandinaves, il a mis en évidence une unité d'action de la classe paysanne et de la classe ouvrière. On n'est pas arrivé à le faire en Allemagne et en France. HD. Les inégalités peuvent être économiques, sociales, géographiques… Y a-t-il une trame commune ou plusieurs facteurs ?H. L. B. Les auteurs que je viens de citer travaillent sur des comparaisons entre États. Mais dès que l'on étudie un État de l'intérieur, on voit d'autres registres d'inégalités s'inscrire à l'intérieur du registre principal, qui est le même pour tout le monde. Par exemple, nous sommes tous soumis aux lois françaises. Pourtant, il y a de larges différences en France, comme je les ai relevées dans mon atlas. Et on s'aperçoit qu'elles font système. Ce sont des inégalités d'éducation, des inégalités de chômage, de familles, de revenus, et des inégalités locales. C'est assez inquiétant parce que tout ça est mis en phase. On trouve ces inégalités plus fortes dans les zones où les solidarités locales étaient plus faibles à un niveau anthropologique. Mais ce n'est pas la seule cause. HD. À quoi sont liées ces différences entre les solidarités locales ?H. L. B. Pour des raisons historiques, la solidarité est plus forte en France dans les zones avec des structures familiales fortes, et celles où la pratique religieuse était forte. Dans les autres zones, qui sont plus fortement laïques, le retrait progressif de l'État, sur lequel on comptait, atteint directement la solidarité. HD. Les politiques de rigueur sont-elles en cause ?H. L. B. Localement, oui. Mais l'État fonctionne encore bien. Si on prend la France dans son ensemble, il n'y a pas eu de grosse montée des inégalités avec la crise de 2008. Les taux de pauvreté de l'INSEE bougent assez peu. C'est localement que ça s'est produit. La différence entre le centre des grandes villes et les couronnes successives s'est creusée. Mais la France, par rapport aux pays analogues, reste avec un degré de solidarité plus fort. HD. Est-ce que ça confirme la thèse d'une « France périphérique » ?H. L. B. C'est un résumé un peu simpliste. La société fonctionne bien dans des régions périphériques comme le sud de l'Aveyron par exemple, ou l'Ouest profond, de la Mayenne à la Vendée. C'est donc une simplification abusive. Ce qu'il faut regarder, c'est la ségrégation sociale autour des grandes métropoles et les différences entre les grandes régions. De surcroît, ceux qui mettent en avant cette idée de France périphérique ont des arrière-pensées anti-immigration. Ils expliquent notamment que les gens ont fui les zones périphériques parce qu'il y aurait beaucoup d'immigrés, ce qui est complètement faux. Les immigrés sont beaucoup plus centraux que le reste de la population. « CE QU'IL FAUT REGARDER, C'EST LA SÉGRÉGATION SOCIALE AUTOUR DES GRANDES MÉTROPOLES ET LES DIFFÉRENCES ENTRE GRANDES RÉGIONS. » HD. Un discours qui permet au FN de prospérer ?H. L. B. Une partie du FN prospère en effet dans les zones situées à 30 ou 50 kilomètres des grandes métropoles. Quand on est dans les zones où les inégalités sont très fortes, son électorat monte. Mais partout : à l'intérieur des villes comme dans les campagnes. HD. Quelle est la meilleure façon selon vous de mener le combat pour l'égalité ?H. L. B. Ce n'est pas très populaire, maisje dirais que l'une des premières inégalités est celle des héritages. Personne n'a demandé à naître dans une famille riche ou pauvre. L'égalité des chances au départ de la vie est compromise par ces héritages. Elle est compromise aussi par le capital culturel. Un des moyens de lutter contre ces inégalités de départ, c'est l'accompagnement des enfants, l'aide scolaire. C'est aussi essayer de faire en sorte que l'éducation soit moins élitiste. C'est à ces niveaux que l'on doit agir. À la naissance, comment peut-on accepter qu'il y ait autant de différences entre les individus? Tout ce qui va dans le sens de l'égalité des chances est primordial. Il y aura ensuite des différences de situation au cours de la vie. HD. Pour vous, l'égalité des chances, c'est l'égalité ?H. L. B. Non. Il y a l'égalité des chances et l'égalité des situations. L'égalité des situations, c'est par exemple le même revenu pour tout le monde. L'égalité des chances, ce sont les mêmes conditions sur la ligne de départ. Il y a beaucoup de débat philosophique sur ce sujet... Mais les deux peuvent être défendus. Les deux ont des justifications. On peut très bien considérer que l'on peut moins réussir dans sa vie parce que l'on avait moins de capacités, et qu'il faut donc compenser ce manque. Cette position extrême égalitaire signifie aussi que l'on a assez peu de liberté, qu'une situation ne dépend pas vraiment des choix que l'on a faits et du travail qu'on y a mis. Ceux qui sont pour l'égalité des chances ne sont pas vraiment pour l'égalité des situations. Mais les situations sont complexes. Si vous naissez handicapé, il est normal que l'on cherche à rétablir un équilibre. Lorsqu'on entre dans le détail des politiques sociales, il y a un peu un mélange des deux conceptions. L'école et l'université gratuites sont un des premiers piliers de l'égalité des chances. L'indemnisation du handicap, c'est plutôt l'égalité des situations.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR DIEGO CHAUVETVENDREDI, 10 AVRIL, 2015HUMANITÉ DIMANCHEhttp://www.humanite.fr/herve-le-bras-aujourdhui-en-france-les-inegalites-font-systeme-570963