Combien de nos gouvernants ont laissé entendre que la faute
revenait à « Bruxelles », la « mondialisation » ou d’autres forces extérieures
étranges ?
Revue de livre par Erwan
Le Noan.
Un article du site Trop Libre
Les Chrétiens qui, approchant des fêtes de Pâques, ont
récemment relu les passages bibliques de la Passion de Jésus-Christ savent que,
pour se décharger de toute responsabilité, Ponce Pilate s’est « lavé les mains
» : quoi qu’il arrive à cet homme qui se prétendait messie, ce n’était pas sa
faute. Le pauvre préfet romain est resté dans l’histoire depuis 2000 ans comme
un symbole de pleutrerie, de lâcheté politique, un contre-exemple si bien ancré
dans les mentalités collectives que dans le débat qui l’opposait à François
Hollande en 2012, Nicolas Sarkozy avait utilisé son nom comme une attaque
contre le candidat socialiste.
La mythique démocratique a glorifié, à l’inverse, les héros,
ces hommes au courage extraordinaire qui assument leurs rôles et leurs
décisions, dans toute leur grandeur tragique. Dans l’histoire de France, il y a
eu notamment Napoléon, Clémenceau ou De Gaulle : aucun n’a fui devant ses
responsabilités. On n’imagine guère le fondateur de la Ve République apparaître
dans le poste, sur l’ORTF, et s’excuser devant les électeurs : « C’est pas
facile de faire des réformes » de la dépense publique et du marché du
travail ; encore moins leur dire « c’est dur » d’être Président.
Pourtant, François Hollande l’a osé, lui…
Dans leur bref et stimulant livre, Irène Inchauspé et Claude
Leblanc, journalistes à L’Opinion, reviennent sur cette perte totale du
sens des responsabilités. C’est pas ma faute, voilà l’antienne pathétique,
mais favorite, des responsables politiques français de ce début du XXIe siècle.
L’Europe, l’Allemagne, la crise, chacun de nos élus a son bouc émissaire
préféré. Les plus audacieux, comme ce député frondeur battu dimanche aux
départementales, accusent même le peuple qui n’est pas allé voter ; jamais ils
ne supposent que ce sont les faiblesses de leur propre offre politique qui ont
retenu les électeurs loin des urnes.
Il faut dire qu’entre 1958 et 2015 sont passées près de
soixante années d’État providence. Six décennies pendant lesquelles la prise en
charge publique n’a cessé d’étendre son emprise sur la société, en s’appuyant
sur un couple redoutable : impérialisme de l’impôt et généralisation des
prestations. L’un et l’autre n’ont cessé de s’immiscer dans les recoins de la
société française. Une première étape a été d’organiser un régime de Sécurité
sociale et professionnelle, qui planifiait une redistribution des revenus par
ses prises en charge garanties. Par la suite, en 1959, c’est à l’impôt sur le
revenu qu’est revenue également cette mission : la loi de finances pour 1960
l’a rendu intégralement progressif. La fiscalisation croissante des recettes de
la Sécurité sociale poursuit aujourd’hui cette dynamique, nécessaire pour
soutenir un régime qui distribue toujours plus d’argent, plus de 20 % du PIB.
Ce système d’assurance anonyme et généralisée a lentement,
indiciblement, mais sûrement sapé toutes les bases de l’autonomie individuelle
et donc de la responsabilité qui lui est consubstantielle. À quoi bon se
soucier du vieillard voisin de palier par un été de canicule, puisque le Saint
Empire étatique a nécessairement un service administratif chargé de veiller sur
lui ? La dépense publique n’écarte pas seulement l’économie privée, elle
produit un effet d’éviction sur la responsabilité personnelle. Comme le montre
le petit ouvrage, nous voici désormais dans un système de fuite généralisée
devant les responsabilités.
Cette faillite politique explique certainement l’échec
réformateur de la France depuis trente ans. Dans le discours politique, comme
dans les programmes de gouvernement, la réforme n’est pas portée comme un
projet, mais soutenue comme un fardeau épuisant. Elle n’est jamais présentée
comme une opportunité de nous renouveler, mais subie comme une contrainte
imposée de l’extérieur. Combien de nos gouvernants se sont succédés, laissant
entendre que la faute revenait à « Bruxelles », la « mondialisation », la «
finance » ou d’autres forces extérieures étranges et méconnues ?
Pire, combien ont jugé que leurs plans technocratiques
parfaits avaient échoué par bêtise populaire ? Combien sont convaincus que les
réformes sont impossibles parce que les Français seraient incapables de
changer ? Ils se rassurent sur leur immobilisme en rejetant la faute : si rien
ne change, ce n’est pas que le courage leur manque, c’est qu’ils ne veulent pas
heurter inutilement une opinion publique censée être frileuse. En réalité, les
réformes les mieux pensées échouent souvent parce qu’elles sont les plus mal
appliquées, préparées par des aréopages technocratiques, concentrés
d’intelligences abstraites dépourvues de sens pratique, elles sont conçues sans
mode d’emploi, elles sont mises en œuvre sans méthode.
De déresponsabilisation en recherche de boucs émissaires, un
discours d’impuissance politique s’est généralisé. Il a ruiné la réforme. Il
fait le bonheur des deux Fronts (national et de gauche), qui prospèrent sur la
démagogie et prétendent incarner le verbe fait action, alors qu’ils se
contentent de gesticuler et de vociférer.
S’ils veulent regagner en crédibilité, les candidats à
l’élection présidentielle de 2017 et les partis qui les accompagnent doivent
définir précisément ce qu’ils feront et surtout comment ils le feront : le
discours de la méthode sera aussi important que l’esquisse d’un projet
collectif, car il dessinera des pistes concrètes de réalisation et obligera à
assumer des choix, à assumer des responsabilités. Irène Inchauspé et Claude
Leblanc écrivent :
« La France est en crise et le restera tant que chacun
d’entre nous, des gouvernants au citoyen lambda, trouvera prétexte à ne pas se
sentir responsable. »
Leur livre est un appel à la responsabilité, à l’autonomie,
à la liberté. Pour les auteurs, les jeunes pourraient porter un renouveau.
Il faut les comprendre, le taux de chômage des 15-24 ans est systématiquement
supérieur à 15 % quasiment depuis 1982. Comprend-on bien ce que cela signifie ?
Toutes les personnes nées depuis les années 1970 n’ont connu d’autres
perspectives que le chômage de masse ! Pour les plus jeunes, ce contexte
professionnel obturé s’est accompagné de la faillite continue des finances
publiques, de l’explosion de l’échec scolaire et de l’abandon méritocratique,
figés dans l’immobilisme social ou matraqué d’une fiscalité confiscatoire.
Comment, dans ce contexte, croire au prétendu miracle de notre modèle social ?
Comment faire autrement que ne compter que sur soi-même ? Les jeunes des élites
se précipitent à l’étranger, pour étudier, travailler et vivre. À l’issue d’un
extraordinaire paradoxe, l’État providence qui recherchait la solidarité des
Français produit leur atomisation dans la nouvelle génération. La puissance
publique, qui a engendré le syndrome du « c’est pas ma faute », produit chez
les jeunes générations un « c’est plus mon problème » qui sera peut-être,
demain, un nouveau défi…
Irène Inchauspé et Claude Leblanc, C’est pas ma faute, Éditions du Cerf, mars 2015, 143
pages.