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l'homme qui couvait des oeufs de poule

Publié le 22 avril 2015 par Dubruel

~ d'après TOINE de Maupassant

( I )

Le cabaretier de Tournemonts, Le père Toine, Le gros Toine, Était connu à dix lieues aux environs. Depuis vingt ans, en effet, Il abreuvait toute la contrée. Toine appelait ''mon gendre'' tout le monde Bien qu'il n'eut jamais de fille mariée Ou à marier. Il aurait fait rire une pierre de tombe. On venait de Fécamp Et de Montivilliers Pour boire sa fine, le voir et rigoler

En l'écoutant. Il avait une manière Bien particulière De se moquer Des gens sans les fâcher. Il clignait de l'œil pour exprimer Ce qu'il n'arrivait pas à énoncer. Ses mimiques faisaient éclater De rire ses clients. Et il vidait Tous les verres qu'on lui offrait.

Tous les jours, Toine chicanait Sa bourgeoise. Lui s'en amusait, Mais elle, se fâchait. Elle ne pensait qu'à élever Des poules dont la qualité Était reconnue dans toute la contrée. Si elle était irritée contre le monde entier, Elle en voulait à son mari principalement. Elle n'appréciait pas qu'il gagne de l'argent Sans rien faire. Elle le réprimandait Quand il s'empiffrait, quand il trinquait Et lui reprochait sans arrêt Sa gaieté et sa santé.

Sans cesse elle déclarait D'un air exaspéré : -" Un quétou comme ça Ça s'rait-il point mieux avec les cochons ? C'est que d' la graisse tout ça, nom de nom ! Espère, espère un brin... J' verrons ben c' qu'arrivera. Ça crèvera Comme un sac à grains, C' gros bouffi ! "

À brûle pourpoint, Toine lui répondit : " Eh ! Mé Poule, ma planche, tâche d'engraisser Comme tu fais à tes gallinacées ! "

( II )

Un jour, Toine tomba, paralysé. On le coucha derrière le comptoir du café Afin qu'il pût entendre ce qu'on disait Et que lui, eut la possibilité de causer Plus aisément avec les clients : -" Hé, mon gendre, c'est té, Jean ? " -" C'est-y que tu r'galopes, gros lapin ? " -" Pour galoper, non point Mais j' n'ai pas maigri ! "

Dans la soirée, les copains venaient Lui tenir compagnie. Toine leur disait : -" De n' point bé, Mon gendre, ça m' fait deuil. Ah oui, ça m' fait deuil ! " Chaque jour, trois amis, Apparaissaient vers midi : Henri Verlu, Un grand maigre, tordu Comme un tronc de pommier, Prosper Madec, Un petit sec, Avec un nez de furet Et Césaire Lemire Peu bavard mais qui savait faire rire. Sur le lit du cabaretier ils posaient Une planche et jouaient De rudes parties de dominos.

La mère Toine ne pouvait tolérer Que son gros faignant d'homme se distraie. Chaque fois qu'une partie commençait, Elle saisissait le jeu et déclarait : -" Cesse de te divertir Car non seulement je dois te nourrir Mais en plus tu sembles me narguer, Moi qui travaille dur toute la journée. "

Un jour, Henri Verlu lui dit : -" Hé ! La mé, savez-vous C' que j'y f' rais, moi, à vot' mari ? J'y mettrais six oeufs sous chaque bras. Il les couverait. Ça naîtra Et les poussins, j' les porterai À l'une de vos poules qui les éleverait. Ça vous en f'rait d' la volaille, la mé ! " L'instant d'après, La mère Toine apportait Une douzaine d'œufs à son mari. -" J' viens d' met' dans l' nid D' la jaune des œufs à couver. En v'là douze pour té. Tâche de n' pas les casser. "

-" Qué qu' tu voudrais ? " -" Couves-les! Si tu n' les prends pas, j' te servirai pu rin, Espèce de propre à rin ! " Toine refusa. Et quand il entendit Sonner midi, Il a appelé : -" Hé ! La soupe, est-il cuite, la mé ? " -" Y a point d' soupe pour té, faignant. " Toine se résigna Et plaça Six œufs contre chacun de ses flancs.. Il eut droit alors à son fricot.

Ensuite, avec deux poteaux, Toine fit une partie de dominos Mais il n'osait avancer ses doigts Qu'avec une précautions infinie. -" T'as donc l' bras noué ? " demanda Henri. Toine répondit au joueur : -" Dans l'épaule, tu vois, J'ai comme une lourdeur. " Une autre fois, il voulut écouter Le maire qui causait avec Verlu. Toine s'assit sur son lit de grabataire Mais son brusque geste Provoqua une belle omelette. Les clients éclatèrent de rire. La mé se mit à frapper Toine Et à secouer vigoureusement Cette masse de couenne Tant bien que mal, Toine protégeait Les six œufs placés Au chaud contre son autre flanc.

( III )

La mé remplaça les œufs cassés Et interdit à son gros suiffeux de bouger. Maintenant, elle se rendait des poules À son homme et de son homme aux poules, Obsédée par les poussins qui mûrissaient Et dans le lit Et dans le nid. L'adjoint du maire, curieux, Prit son air le plus sérieux Pour demander : -" Eh bien, Toine, ça va ? " -" Pour aller, ça va. Mais des frémis m'galopent sur les bras. "

Un matin, la mé, toute fière, lui déclara : -" La jaune en a huit. ". Alors, Toine s'est demandé Combien il en aurait, lui ? Quelques jours après, Il ressentit Un chatouillement sous son bras droit. Il saisit entre ses doigts Une bête couverte de duvetllailler Et la posa sur son lit. Au même moment, il entendit glousser. La poule jaune qui appelait Son nouveau-né. Suant d'émotion, Toine murmura : -" J'en ai encore un sous l'aut' bras. " La mé le porta au poulailler. Puis Toine vit éclore cinq bébés-poulets.

Grande rumeur parmi les assistants ! Il était drôle, Toine, vraiment ! Toine déclara : -" Ça fait sept ! Nom de nom, quel baptême ! " La mé plaça sous les ailes De la poule jaune les tout-petits, Cette famille nouvelle. Les clients trinquèrent, ravis. Et Henri demanda : -" Toine, dis, tu m'inviteras À fricasser le premier ? " À cette excellente idée, Le visage de Toine s'illumina : -" Pour sûr, mon gendre, que j' t'inviteras ! "


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