"La vision est l'art de voir les choses invisibles" (Jonathan Swift).

Publié le 21 avril 2015 par Christophe
Pour être franc, je ne suis pas tout à fait satisfait de ce titre, mais bon, c'est Swift, quand même ! Et puis, on va avoir quelques paragraphes pour parler de notre roman du jour, qui appartient à un genre en vogue en France, ces temps-ci : la fantasy historique. Et je dois dire que, personnellement, j'aime bien ça. Questions de repères, sans doute. Mais aussi parce que je trouve passionnant la façon de confronter l'imaginaire et l'Histoire telle qu'on la connaît, de travailler aussi autour de la place de ce que nous qualifions de surnaturel dans les sociétés. Avec "la Voie des Oracles" (tome 1 publié chez Scrinéo), Estelle Faye, auteur "Coup de coeur" de l'édition 2015 des Imaginales, a choisi une période parfaite pour cela : le Ve siècle de notre ère. Je vais essayer d'expliquer tout cela dans ce billet, sans évidemment perdre de vue ce "road-movie" médiéval, plein de surprises, et qui devrait en réserver encore bien d'autres dans les prochains volets...

Nous sommes en Gaule, territoire de l'Empire romain, au Ve siècle après Jésus-Christ. Après de longues années de guerre, les Huns ont été repoussés et, désormais, la paix semble régner sur la région, même si les Vandales n'ont sans doute pas renoncé à conquérir ce territoire. Paix relative, mais paix tout de même, et les populations en profitent.
Près d'Aquitania, lors d'une sortie avec son fils en bord de la Dorononia, le sénateur romain Gnaeus Sertor est attaqué, sans doute par des pirates pictes, et laissé pour mort. Un personnage considérable, considéré comme un héros pour avoir, vingt ans plus tôt, vaincu les Vandales. Mais, l'ancien général a la peau dure et il lui reste un souffle de vie, une fois les assaillants repartis.
Le lecteur, témoin de la scène, a assisté, suite au drame, à une transaction entre Aedon, le fils de Gnaeus, et le chef de la bande. Tiens donc... Ainsi, ce rejeton qui ne semble pas avoir grand chose avec la noblesse et l'envergure paternelle aurait manigancé cet assassinat... Mais, le plan a connu un accroc : le sénateur n'est pas mort, bien que plongé dans un profond coma.
La nouvelle bouleverse l'autre enfant de Gnaeus Sertor : sa fille, Thya, encore adolescente. Celle-ci vit depuis plusieurs années à Aquitania, loin de l'agitation romaine, mais aussi de ses proches, et la présence de son père auprès d'elle était une joie. Thya nourrit une admiration sans borne pour son héros de père.
En retour, elle est l'enfant préférée du sénateur qui l'avait exilée pour son bien, et à son grand désarroi... Mais, Thya a un secret qui ne doit absolument pas être révélée : Thya est une oracle. Une des dernières encore en vie, dans un empire où la montée rapide du christianisme a entraîné leur traque systématique.
Thya sait cela, elle a d'ailleurs régulièrement des visions, qu'elle provoque aussi, parfois, en interrogeant les oracles. Mais elle sait également qu'elle doit se montrer extrêmement prudente et que personne, pas même ses proches, ne doivent savoir ce qu'elle est. La tentative d'assassinat sur son père a donc de quoi l'effrayer encore un peu plus, car, s'il meurt, elle sera livrée à elle-même.
Craignant que son père ne passe rapidement de vie à trépas, et ne se faisant guère d'illusion sur son frère, Thya décide donc de prendre le risque d'une vision. Des moments toujours très particuliers, dont elle ne perçoit que rarement le sens, au moment où les images lui apparaissent... Et là, ce qu'elle découvre va la pousser à agir.
Son père, debout, bien vivant, comme au temps de sa splendeur et de ses exploits guerriers. Mais où est-il ? La réponse lui vient aussi au coeur de sa vision : à Brog. Un nom qui parle à la jeune femme : une forteresse, dans les Monte Vosego, où Gnaeus Sertor a connu ses heures de gloire. Sans savoir exactement pourquoi sa vision lui montre ce lieu, désormais abandonné, elle décide de s'y rendre.
Thya, demoiselle de la noblesse romaine, qui a toujours connue une vie douillette et a toujours eu une domesticité à son service, va maintenant devoir se lancer dans une aventure dont elle ignore même le sens et, pour cela, va devoir traversée le pays, avec tous les dangers que cela peut receler. Heureusement pour elle, elle ne va pas voyager seule.
Sur son chemin, avant de quitter la région d'Aquitania, elle va en effet faire deux rencontres très importantes : Mettius, un ancien soldat qui a servi sous les ordres de son père, et surtout Enoch, un jeune homme qu'elle va sauver des mains d'une troupe bien mal intentionnée, qui voulait lui faire la peau.
Enoch n'est pas un soldat. Tout au contraire, il travaille comme perruquier et manie bien mieux les fards que les armes. Mais, son bagou et sa débrouillardise pourraient aussi être très utiles. Même si le garçon n'est pas forcément le plus courageux du lot... Et puis, lui aussi, a ses petits secrets inavouables et des origines qui le hantent...
Poursuivie par son frère, qui a remarqué la fuite de Thya, sans la comprendre, la fille du sénateur mène sa quête, obligée de rester discrète sur ses dons et aussi de se déguiser (merci, Enoch !) pour échapper le plus longtemps possible à ceux qui veulent lui mettre la main dessus. Mais, Thya n'a pas que des ennemis, bien au contraire...
Et l'on va aborder un aspect de "la Voie des Oracles" que, volontairement, j'avais laissé de côté jusque-là. Car, Thya bénéficie du discret soutient de tout un monde devenu invisible, ce petit monde du merveilleux et ses mille et unes créatures. D'ailleurs, le premier personnage que l'on rencontre dans le roman est un faune.
Et l'enjeu, pour eux, est immense : menacés, réduits à la clandestinité dans un monde qui les a déjà relégué à un rôle imaginaire ou pire, contraire aux valeurs de la religion dominante, ils comptent sur Thya pour rester un de ces traits d'union entre les humains et les mondes désormais païens... Alors, tous, créatures, esprits et dieux vont donner un coup de pouce à la jeune fille dans son périple...
Estelle Faye a choisi une période historique parfaite pour planter son histoire. En ce Ve siècle mouvementé, des changements profonds s'opèrent. L'Empire romain est devenu chrétien, la religion monothéiste s'impose pour tous et partout, et repousse tout autre croyance ou culte dans l'ombre. Mais, cet empire est déclinant, menacé et, malgré les dernières victoires sur les Huns ou les Vandales, il vacille.
L'effondrement est proche et les entités qui le composent, à l'image de cette Gaule, si durement conquise, va entrer dans une autre ère, avec l'arrivée des Francs et le couronnement de Clovis, Reims, Saint Rémy, le vase de Soisson, tout ça, tout ça... La naissance de notre cher et beau pays, donc. Et forcément, ce flou et ce bouillonnement de l'histoire sont parfaits pour intégrer le récit de "la Voie des Oracles".
Ainsi, l'opposition entre notre monde, même encore en genèse, et celui du merveilleux peut devenir une des clés de l'histoire, le surnaturel, nié et renié, s'affirmant au fil des pages, jusqu'à ce que les masques tombent et que Thya, mais aussi ses compagnons, comprennent qu'ils ne forment pas un simple trio et, qu'en cas de coup dur, il devrait y avoir du renfort.
Malgré tout, cela ne minimise pas les dangers, à commencer par le félon Aedon, qui a le bras long, une soif de pouvoir inextinguible et peut compter sur d'autres tristes sires dans son genre. Et sur la menace, qu'il pratique volontiers... et certainement pas à la légère. En plus d'être long, le chemin de Thya sera semé d'embûches.
Avec un grand mystère : que trouvera-t-elle une fois dans les Monte Vosego ? Comme toujours, la dimension générale et la quête individuelle sont étroitement liées. Et bien des révélations attendent Thya, mais pas seulement elle. Des informations qui vont totalement bouleverser son monde à elle aussi, car plus jamais elle ne pourra considérer son existence de la même façon.
Et, en fin de volume, on arrive à un point où l'on se languit fortement de connaître la suite des opérations... Car on se laisse emporter dans la foulée de Thya, certes encore naïve, mais pleine de déterminations, aux pitreries d'Enoch, personnage qui n'est pas pour autant dénué de profondeur et d'ambiguïté, au courage de Mettius et aux mystères qui les entourent.
On sent qu'on est vraiment arrivé à une charnière dans cette histoire. On possède un certain nombre de réponses, mais pas toutes, et surtout, on se demande quelle direction va prendre l'histoire et quelles nouvelles difficultés vont se présenter aux protagonistes. L'évolution de Thya est bien amorcée et nul doute qu'elle va se poursuivre par la suite. C'est d'ailleurs, à mes yeux, un des enjeux du tome 2 : nous faire découvrir quasiment un nouveau personnage, comme une chenille devenue papillon.
Le mélange entre réalité et surnaturel fonctionne très bien et va crescendo, jusqu'à cette arrivée dans les Vosges où, soudain, tout semble permis, comme si les nouvelles lois, humaines et divines, ne s'appliquaient plus comme ailleurs. Une zone tampon entre l'Empire et les Vandales, dans laquelle dominent des forces et des hiérarchies bien différentes.
La plume d'Estelle Faye m'a semblé assez différente de celle que j'avais découverte dans l'excellent "Porcelaine", dont nous avons déjà parlé ici. Question de contexte, historique, géographique et même littéraire, puisque, pour "la Voie des Oracles", on n'est plus dans le domaine du conte. On est dans un pur roman de fantasy historique, aventures à la clé, mais aussi un roman picaresque qui parlera aussi bien aux adultes qu'à un public adolescent, je pense.
Vous l'aurez compris, ce tome 1 de "la Voie des Oracles" est un livre riche, possédant plusieurs niveaux de lecture. Et la confirmation du talent d'Estelle Faye, que j'espère, vous serez de plus en plus nombreux à découvrir. Cela fait bien deux semaines que j'ai terminé cette lecture et Thya est encore là, quelque part, dans mon esprit. Un beau personnage féminin, sur lequel repose ce cycle, ce n'est pas si courant.