Pourquoi l’humour oppressif n’est pas drôle

Publié le 16 avril 2015 par Lana

Un jeu vidéo où il faut sauver une jeune fille anorexique en lui lançant de la nourriture vient de faire scandale et d’être retiré de la vente. Alors, bien sûr, on entend les habituels « on ne peut même plus rigoler ».

Sauf que ce jeu n’est pas drôle. Sauf que non, tout n’est pas drôle. Que ceux qui disent « il vaut mieux en rire qu’en pleurer » ne sont pas ceux qui en pleureraient, de toute façon.

J’entends déjà invoquer l’esprit de Pierre Desproges, comme chaque fois que cette discussion a lieu. Oui, il a dit « on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Mais non, il ne voulait pas dire « sauf avec les cons et ceux qui n’ont pas d’humour, sauf avec les coincés et les rabat-joie ». Il a dit ça parce qu’il ne voulait pas rire avec Jean-Marie Le Pen, parce que l’humour de Le Pen est réellement raciste et oppressif.

Car oui, l’humour peut être oppressif. Il l’est même souvent. Connaissez-vous beaucoup de blagues qui ont pour objet les dominants? Non, pour la bonne raison que l’humour oppressif est la première marche de l’échelle des discriminations, celle qui se termine par le génocide. L’humour oppressif touche essentiellement les femmes, les personnes d’origines étrangères, les personnes souffrant de maladies mentales et les minorités en général, jamais les Blancs, jamais les hommes ni les hétérosexuels. L’humour n’est pas innocent, et dire simplement « on peut rire de tout sauf avec les coincés », c’est faire preuve d’angélisme.

Car oui, on peut rire de tout, mais ça dépend bien avec qui, et surtout de qui. Des dominants qui font des blagues sur les dominés en entretenant des préjugés qui ne leur font pas de mal à eux, c’est peut-être drôle pour eux, mais pas pour les autres, surtout quand il s’agit de le faire en public. Des dominés qui se moquent des dominants, c’est renverser la situation, c’est une subversion de l’ordre du monde, alors que l’humour oppressif n’a rien de subversif. Des gens qui rient de stigmates que la société leur impose, qui rient de leur malheur, c’est justement pour ne pas en pleurer, c’est un besoin vital pour ne pas sombrer. Il y a plusieurs sortes d’humour, et il faut bien les différencier au lieu de simplement dire « on ne peut plus rigoler ». Rigoler, c’est comme tout, ça a des conséquences.

Revenons à l’exemple de ce jeu vidéo et à celui du jeu de cartes « Nazo le schizo ». « Nazo le schizo » est un jeu de cartes pour enfants qui avait été mis sur le marché il y a une dizaine d’années, avec un personnage à double face, le méchant et le gentil, entre autre. Il avait été lui aussi retiré du marché après des plaintes, événement suivi bien sûr des fameux « on ne peut plus rigoler ».  En quoi ces deux jeux ne sont pas drôles?  L’application qui consiste à jeter de la nourriture à une anorexique qui fait la taupe est méprisante et fait croire que pour aider une jeune fille anorexique, il suffirait de la forcer à manger. Reprenons mon exemple favori de l’enfant cancéreux: qui rirait d’un jeu où il faudrait le forcer à prendre ses médicaments en les lui jetant dessus ou en lui courant après pour lui enfoncer une aiguille dans le bras? Pas grand-monde, je l’espère; mais les maladies mentales, c’est différent, ça fait rire les gens. Oh, tiens, justement, les personnes souffrant de maladies mentales ne seraient-elles pas discriminées dans nos sociétés? Humour oppressif, je vous dis. « Nazo le schizo » est un  bon exemple à cet égard. La schizophrénie est souvent confondue avec un dédoublement de la personnalité, lui même associé à la dangerosité. Ces préjugés contribuent beaucoup au fait que les schizophrènes sont discriminés et obligés de vivre dans le secret. En quoi mettre ces préjugés dans la tête d’enfants de six ans est drôle? Sachant que ça alimentera la discrimination dont souffrent des centaines de milliers de gens au quotidien?  Si je ris avec mes amis en disant « arrête de m’ennuyer, je suis schizo, et dangereuse, n’oublie pas! », ça peut être drôle, parce que chacun sait que ce n’est pas vrai et que je ris en fait de ce que la société m’a collée comme étiquette sur le dos. Les enfants qui rient en jouant avec ces cartes croient au contraire que les schizophrènes sont réellement dangereux et que c’est une bonne chose de les mettre au ban de la société.

Donc, oui on peut rire de tout mais pas avec tout le monde. Mais il ne s’agit pas d’être coincé ou non, il s’agit de valeurs partagées et de sa place dans l’échelle des dominants, il s’agit d’éviter l’humour oppressif, et d’autant plus quand cet humour est public.


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