Une chanteuse scandinave à voixauteure d'un album de pop électronique grandiloquente et décomplexée ? N'y aurait-il pas là comme un air de déjà-vu ? Dans un genre où, entre le meilleur (les déchirantes mélodies dance de Robyn, les singles les plus langoureux d'Annie) et le pire (les boursouflures vaines d'Iamamiwhoami, l'écriture petit bras de Oh Land), se bousculent pléthore de disques plus ou moins insipides (la mélancolie surfaite des jumelles de Say Lou Lou), cet album aurait pu aisément passer inaperçu si n'était pas sorti, en fin d'année dernière, le merveilleux "Fade Away", belle polyphonie pop, lumineuse et entêtante. À l'approche de la sortie du LP, la question était donc de savoir comment ce brillant single allait s'intégrer dans un albumà priori annoncé en tant que tel, c'est-à-dire une simple collection de chansons : Ten Love Songs.
Très vite, à entendre la manière dont la seconde piste "Accelerate" et la chanson tant aimée, que tout pourtant oppose, s'enchaînent sans raccord apparent, on comprend que, l'album affirmant dès cette première bombe son hétérogénéité manifeste, cette question de l'intégration – accoupler entre elles des pièces musicales déjà hautement disparates – se trouve justement au cœur de son enjeu formel. Reprenons l'écoute pour mieux comprendre. À mille lieues de la légèreté de "Fade Away", "Accelerate" s'ouvre sur une basse lourde, des notes de synthés new-wave et un chant grave, d'inspiration gothique. Mais subitement, cet appareil fait place à un refrain pompier qui lorgne sans complexe du côté d'Abba (mélodie schlager-isante, dédoublement de la voix). La chanson alterne alors encore une fois les deux motifs avant de rompre à nouveau le contrat esthétique : la mélodie se brise et c'est une fugue inattendue à l'orgue d'église qui s'insère dans la brèche. Le principe est posé : à partir de là, nos oreilles ne sauront plus à quoi s'attendre. Les synthés reprennent, ils sont lisses et glacés. Puis la basse revient, rugueuse, elle vrombit. C'est parti pour un dernier refrain – limite – et pendant quelques secondes, tout, y compris l'orgue, s'entremêle de manière étourdissante. Lorsque le morceau touche à sa fin, il se dénude rapidement, ne laissant bientôt que la rythmique qui, en décélérant, se transforme peu à peu, et de manière très subtile, en cette introduction désormais bien connue, celle du "Fade Away" sus-mentionné. L'effet est sidérant ; la troisième chanson de l'album peut maintenant partir dans ses envolées lyriques et éthérées.
Dès qu'elle s'achève, Susanne Sundfør revient à des ambiances plus sombres avec un morceau de folk gothique ("Silencer") qui aurait pu aisément trouver sa place sur un disque de Marissa Nadler, jusqu'à ce qu'il se gonfle dans un final flamboyant à l'emphase sans retenue. "Kamikaze"se colorant plus uniformément de synth-pop eighties, c'est "Memorial", pièce centrale et maîtresse de l'album, qui apporte son nouveau lot de surprises en cascade. Ici, c'est la musique de film que la productrice et multi-instrumentiste convoque. Flirtant dangereusement avec le mauvais goût (on pense, à ce titre, beaucoup à Frida Hyvönen), le morceau, qui annonce une durée de dix minutes au compteur, s'ouvre sur un chant qui semble tout droit sorti d'une comédie musicale sirupeuse dont il constituerait le générique de fin. Mais chez Susanne Sundfør, on l'a compris désormais, une fin est toujours la promesse d'un nouveau début (il est évident que dans cet album, plus encore que le texte, c'est la forme qui parle d'amour). Tandis qu'il semble s'éteindre, le morceau est emporté dans une spirale de notes de piano qui l'entraîne vers une étonnante symphonie de cordes. Celle-ci ressemble au générique, de début cette fois-ci, d'un thriller fantasmé. Succède à cela toute une série derebondissements baroques qui débouchent, non sans ironie, sur la reprise de la grandiloquente ligne de chant initiale.Après, le cinéma ne cessera de venir alimenter l'écriture de ces dernières love songs, et ce de deux manières. Àun premier degré, il est, bien sûr, l'espace de projection d'un fantasme(« like they do in the movies », dans "Trust Me", qui, même dans sa forme de ballade en apparence apaisée, s'obstine a refuser la sobriété). Ou, de manière plus maligne, il vient, dans "Delirious", tirer vers des bas-fonds fantastiques une histoire de relation SM pourtant déjà bien tordue. Augurée par la fameuse deep note de la société THX, la chanson s'ouvre sur des synthétiseursempruntés aux films de John Carpenter, avant que ne démarre un nouveau couplet pop emphatique et tonitruant.Ce détour par le fantastique (parachevé dans la métamorphose suggérée – « unhumankind » – du dernier morceau "Insects"), est là pour confirmer ce que les partis pris risqués de grandiloquence kitsch et d'hétérogénéité baroque racontaient déjà : l'amour, en assemblant les dissemblables, irait à l'encontre de toute logique ; il aurait, par définition et par essence, quelque chose de contre-nature, de proprement monstrueux. On pourrait alors se demander, puisque l'introduction de ces déroutantes fioritures est toute entière régie par un principe d'éclectisme, pourquoi Susanne Sundfør a choisi de façonner le tronc commun de ces Ten Love Songs – intelligente manière d'assurer malgré tout la cohérence de l'ensemble – dans cette bonne vieille synth-pop eighties(particulièrement évidente sur "Accelerate", "Kamikaze", "Delirious"et "Slowly"), alors que la mode du revival en la matière est depuis quelque temps passée du côté de la dance (Night Sports) et de la house (El Perro Del Mar) ? En réalité, elle avait déjà répondu à la question dans le fameux premier extrait de l'album. « This is the kind of love that never goes out of style », affirmait-elle.Quant à l'amour qui nous lie à ses chansons, s'il est bizarre, voire dérangeant, il n'en est pas moins inconditionnel.
En bref : dans un esprit résolument baroque, faisant fi de considérations sur le bon et le mauvais goût, Susanne Sundfør accumule, juxtapose et marie tant les formes (synth-pop, schlager, musique de film) que les couleurs (noirceur gothique, percées lyriques) pour créer une pop monstrueuse et gigantesque reflétant de manière passionnante une certaine idée de la folie amoureuse."Memorial":
À écouter aussi, le superbe remix de "Delirious" par I Break Horses, qui substitue aux cinquante nuances de gris de l'original une seule et grosse couche de khôl :