Il y a plusieurs façons de voyager. On peut voyager en étant obligé - par son métier ou par nécessité -, ou en ayant tout planifié, ou en courant l'aventure, ou en recherchant l'exploit, ou en jouissant d'un privilège, par exemple celui de voyager pour voyager, avec pour seules contraintes un lieu de départ et un lieu d'arrivée.
Dans Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, Sarah Chardonnens, trente ans cette année, fait le récit d'un tel voyage privilégié, accompli par elle en vingt jours, du 5 au 25 juin 2011, de Damas en Syrie, où elle a passé dix mois, jusqu'à La Tour-de-Peilz en Suisse, où elle a grandi avec ses parents, en traversant la Syrie, la Turquie, la Grèce, l'Italie et la Suisse.
Peut-être n'était-ce pas son intention première de transformer ce voyage physique en aboutissement d'un cheminement personnel, mais ça l'est devenu, en cours de routes et de déroutes, grâce à son obstination, à son parti pris de rire des situations les plus fâcheuses, aux rencontres extraordinaires qu'elle a faites chemin faisant et à son état d'esprit:
"Ne pas oser, c'est s'exposer aux regrets. "Si j'avais...", le conditionnel est le pire des ennemis. Il est mortel, car il est indépendant de la volonté. On subit le conditionnel alors qu'on agit sur le présent."
L'auteur a fait ce voyage de six mille kilomètres sur la selle d'une petite moto, une Part rouge, achetée en Syrie, où il n'est pourtant pas concevable qu'une femme enfourche ce genre d'engin. Son choix s'était porté sur une 125cm3, c'est-à-dire sur une moto d'une cylindrée qu'elle pouvait légalement conduire en Suisse, son pays d'origine et de destination:
"J'étais en train d'enfreindre allègrement tous les codes sociaux du pays hôte, mais je continuais d'agir en toute légalité suisse."
La légalité est une chose, la réalité une autre: "Bien qu'ayant indubitablement le permis 125 cm3, je n'avais jamais conduit de ma vie de moto manuelle. Et je ne savais absolument pas comment changer les vitesses." Aussi Sarah Chardonnens fit-elle, tant bien que mal, sa moto-école seule... Ce qu'elle raconte avec beaucoup d'humour...
Tout le monde lui disait que son voyage serait mission impossible, d'autant qu'elle n'avait rien préparé sinon les grandes lignes d'un itinéraire comprenant Alep, Istanbul, la Grèce, Bari, Venise, la Tour-de-Peilz:
"Combien de jours ce voyage allait-il durer? Je n'en savais rien. Par où allais-je passer? Où allais-je faire escale la nuit? Je n'en avais strictement aucune idée. Je n'avais aucun support géographique ou routier, aucun plan, aucune carte et encore moins de GPS, mais tout cela m'apparaissait comme parfaitement secondaire."
Eh bien, ce voyage hasardeux s'est déroulé d'un bout à l'autre, en dépit de vicissitudes mécaniques - cinq crevaisons, une chaîne cassée, une jauge d'huile fondue etc. -, météorologiques - froid dans le désert et en altitude, pluies diluviennes en Grèce ou soleil brûlant -, douanières - entrées et sorties de territoire interdites:
"Le temps des nouvelles technologies n'est pas le temps de l'Histoire. Et même si les frontières numériques s'estompent, force est de constater que les frontières géographiques restent, malheureusement, plus que jamais le centre de toutes les attentions."
Pour elle, qui a travaillé dans cinq pays différents - Maroc, Syrie, Ethiopie, Liban et Irak -, dont les ascendants paternels sont suisses, et maternels italiens, un des plus beaux souvenirs de ce voyage, reste sa traversée du Bosphore, à moto, sur le pont Atatürk, qui relie deux mondes, l'Orient et l'Occident...
Au cours d'un tel périple, si elle avait emprunté d'autres moyens de locomotion que sa petite monture rouge, à roues à rayons, comme ceux d'une bicyclette, elle n'aurait certainement pas fait les rencontres qu'elles a faites et qui l'ont éblouie. Car ses avanies mécaniques, par exemple, les ont favorisées et l'ont contrainte à s'arrêter et à connaître de plus près la vie ordinaire des gens fort différents qui l'ont aidée.
Ce récit est émaillé de réminiscences qui surgissent en cours d'écriture, telles que ce parfum de jasmin dans la nuit syrienne, et d'extraits de son carnet de route, rédigés auparavant et, même, ultérieurement à ce voyage: "Travailler et vivre dans des pays en mouvance m'a finalement aidée à comprendre le caractère éphémère de chaque situation."
Les considérations personnelles, qui découlent de cette compréhension de l'éphémère de la vie, relèvent de la sagesse éternelle:
"Chaque début de soirée est une trêve. Profite de ta glace. De tes amis. De ta famille. De la vie. Emerveille-toi des couleurs des feuilles d'un arbre. Profite du présent et des gens qui sont avec toi. Profite des moments de solitude aussi, ne crains pas d'être seule avec toi-même. Profite de l'instant présent parce que tu ne pourras jamais savoir avec certitude si l'aube se lèvera à nouveau."
Francis Richard
Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, Sarah Chardonnens, 272 pages L'Aire