J’avais seize ans quand mon père me présenta Casimir Modovski. Lui en avait vingt-quatre. Pianiste d’origine
Depuis la mort de ma mère — j’étais une petite fille —, je devais à mon père des années insouciantes, le bleu et le rose de mon enfance, le vert et le mauve de mon adolescence. Pétri de souvenirs amoureux, il se laissait aller à de légitimes nostalgies. Ma ressemblance avec ma mère lui causait mille maux, mille joies. Je l’ai vu m’observer avec amour, aussi avec amertume.
J’aimais l’été, les robes floues, les gens, les surprises. Mes cheveux roux se libéraient des plus jolis peignes. Mes yeux pers s’emplissaient de ferveur, d’émerveillement. Mes joues et mon nez tachetés d’éphélides surprenaient davantage mon père qui, fataliste, devait se réjouir ou s’indigner d’une pareille affinité.
Ce jour-là, je fus happée par la sévérité de son visage, qui m’empêcha d’éclater de rire. Après que Casimir Modovski nous eut quittés, il me reprocha mon attitude insouciante, la désinvolture de mon adolescence. Puis, il s’accusa de m’avoir éduquée d’une manière trop faible… Pauvre papa, il m’aimait tellement ! Qu’aurait-il pu faire contre mon énergie bouillonnante, la vitalité que j’avais héritées de ma mère ?
Filles et garçons de mon âge m’admiraient ou me rejetaient, m’adoraient ou me détestaient. Je les tolérais sans les comprendre vraiment, pas plus que je suivais le raisonnement de mon père lorsqu’il m’invectivait. Je me jetais à son cou. Il résistait un peu et concluait : « Tu sens bon le muguet ! » Signe de paix. J’étais à nouveau le portrait de mère qu’il chérissait à travers ma jeune vie.
Casimir Modovski allait modifier notre houleuse affection. Mon père s’éprit de son intelligence, de sa modestie. Il s’éblouit de sa vocation musicale, de son érudition. Moi, je m’épris de son prénom. Chaque fois qu’il nous rendait visite, je le clamais sur tous les tons. Je distrayais Casimir, j’irritais mon père. Il le prévint que j’étais une jeune fille tyrannique dont il se lasserait. Coquets, mes yeux se repliaient vers le regard de Casimir, ils y décelaient de l’indulgence, de la bonté. Je me demandais pourquoi mon père ne s’était pas séparé de ma mère, le jeune homme devant se lasser de mes humeurs fantaisistes ? En fait, ma mère et moi, nous étions nécessaires à ces hommes lourds, démunis de ludisme.
Je n’ai pas encore dit que mon père avait consacré une partie de son existence à la gorge, au nez, aux oreilles des humains. Ces choses-là ne m’intéressaient pas, je les trouvais répugnantes. Je visais une profession plus stimulante, j’étudiais pour devenir avocate. Mon père approuvait ce choix : « Tu as besoin d’un public, tu aimes les gens, c’est très bien. » Joyeusement, je ripostais que Casimir Modovski avait, lui aussi, besoin d’un public. D’une voix fatiguée, le regard lointain et vague, mon père soupirait que je ne pouvais comparer une profession à une vocation. Intriguée par cette lassitude inhabituelle, je n’avais pas ri.
Il faisait chaud, j’optais pour une terrasse où je siroterais une boisson fraîche. Les cachotteries paternelles m’excédaient. J’en avais assez de la présence de Casimir, des qualités du grand pianiste. Je n’étais plus l’unique amour de mon père. Le charme qui émanait du musicien, plus que du jeune homme, l’envoûtait. Il n’était même plus question de ma ressemblance avec ma mère…
Les années s’écoulaient, mon père vieillissait. Casimir Modovski parcourait le monde, la gloire à ses trousses. Entre les deux hommes, une correspondance s’était établie. Les journaux me suffisaient, ils me tenaient au courant de la carrière du pianiste.
Je vivais dans la maison familiale. Ma profession d’avocate me comblait. Je voyageais. Quand je rentrais, je racontais les péripéties de mon déplacement. Empli d’une compassion débordante, le regard de mon père parfois me troublait. Vite, je détournais le mien. Je ne cédais pas : mon père devait s’ennuyer des absences prolongées de Casimir Modovski. Je n’avais ni le temps ni le désir de m’attarder sur les tournées triomphales du musicien, à travers le monde.
Je fréquentais peu les salles de concert, je préférais le bavardage feutré, oisif, des galeries d’art. J’aimais les hommes et les femmes qui passaient dans ma vie sans s’y arrêter. Flamme, mercure, phalène, je ne voulais être que cela. Le silence dans lequel nous sombrions mon père et moi, était le chef-d’œuvre de Casimir Modovski. Je ne croyais pas si bien dire.
Alors que nous partagions un dimanche printanier, campagnard, je lui dis combien cette saison m’exaltait. Le chahut des oiseaux dans les branches, le jeu des écureuils, leur jacassement. Le soleil et le vent. La musique de la nature dans mes oreilles me vivifiait.
Casimir… murmurai-je à l’oreille de mon père.
Il défit notre étreinte. Regarda, écouta ce qu’il était possible de retenir de ce dimanche mélodieux. Il prit ma main, m’expliqua ce que mon égoïsme, ma stupide jalousie avaient refusé de voir et d’entendre.
Avec des mots simples, la voix tremblante, il disait que depuis l’âge de vingt-quatre ans, Casimir avait été menacé de surdité. Une surdité implacable que la chirurgie n’avait su vaincre. Il y aurait bientôt trois années que le pianiste s’était retiré dans sa propriété avec, pour ultime compagnie, un ami dévoué et un chien.
Une fois, me confia mon père avec un sursaut d’orgueil qui m’étonna, j’ai fait le voyage jusque chez lui. Il a refusé de me recevoir. Oui, ajouta-t-il, me serrant contre lui, Casimir Modovski a choisi le silence, cette autre forme de la sonorité absolue.
(Semblable à tous les articles publiés dans Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)
Notes bibliographiques
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire :(http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)