Zakia Heron et Célia Heron : Le premier qui voit la mer

Par Stephanie Tranchant @plaisir_de_lire

Le premier qui voit la mer  de Zakia Heron et Célia Heron  4/5 (10-04-2015)

Le premier qui voit la mer (218 pages) est paru le 9 avril 2015 aux Editions Versilio.

  

  

L’histoire (éditeur) :

« Ne rien ressentir, ne rien montrer, surtout pas la peur. Moi, je n’ai rien montré aux soldats du check-point cet après-midi. Le bus scolaire s’est arrêté. Les camarades français ont commencé à chanter. Non, rien de rien… Non... Je ne regrette rien… De plus en plus fort. À la fin, ils hurlaient, les pieds-noirs. Je ne regrette riennnnnn... Et nous, les quatre Arabes du lycée français, tassées au fond de nos sièges, le regard vide. On n’a rien dit. On n’a pas baissé les yeux.La guerre va finir. Toutes les guerres finissent. Maman me le répète chaque soir. Il faut juste ne pas mourir avant la fin. » 
Le premier qui voit la mer s’ouvre sur l’enfance de Leila, insouciante, avant d'être profondément marquée par les violences de la guerre d’Algérie.
Écrit à quatre mains par une mère et sa fille, ce récit évoque, avec une sincérité bouleversante et une grande vitalité, les multiples facettes de la vie de deux femmes, et à travers elles une tranche d’histoire contemporaine.

Mon avis :

De 1956 à 2011, à travers la vie de Leila nous découvrons l’histoire de l’Algérie. Loin d’être un roman historique, Le premier qui voit la mer est un livre sur l’amour de son pays, la famille, la nostalgie et l’identité.

Lorsqu’on entre dans ce récit, nous sommes en 1956 et Leila est une gamine de 8 ans. Elle nous raconte, avec des mots simples et son regard d’enfant, sa vie pleine d’’insouciance : les copines (Chantal, Denise et Dominique), l’école, la maison où elle partage les taches avec ses 5 sœurs, son amour sans limite pour sa grand-mère, les grandes vacances…Mais en 1956, c’est aussi les prémices de la guerre : l’inquiétude de papa, les soldats, l’interdiction de jouer dehors le soir, et puis les enlèvements, les interrogatoires, les explosions, les meurtres…Tout en voyant grandir Leila, devenir une jeune fille, puis une femme, une épouse, une mère…on voit le pays évoluer : l’Algérie (alors Française) gagne son indépendance, mais la paix laisse peu à peu place à l’austérité lorsqu’elle tombe dans le radicalisme religieux.

« Nous, nous parlons de nos prochaines vacances, en cousant des robes légères à nos poupée. Chantal va voir mémé à la ferme, et Renée aussi, en Corse.

Pour y aller, elle prendra le bateau et traversera la mer. Comme la plupart d’entre nous, je n’ai jamais vu la mer. Mais je connais La Petite Sirène, Ulysse, Mobby Dick, Capitaine Nemo ! Le cinéma de mon père et les livres de la bibliothèque de l’école me l’ont rendu familière. C’est comme la France.

Je l’ai parcoure avec Rémi et Vitalis de Sans Famille. Je connais  les hivers rudes et les paysages verdoyants. Ce que je connais mal et que je ne comprends pas, c’est l’Algérie- France d’ici.» Page 43-44

« Depuis l’épisode du car raté, et ma maladie, il y a comme un blanc entre mon père et moi.

Il est satisfait de ma guérison. Aucun mot, aucun geste pour laisser l’espace à une explication, au pardon. Je l’évite, je sais où est ma place, c’est un incident clos ; la vie continue, la guerre aussi. » Page 69

Le premier qui voit la mer est un merveilleux titre ! On s’attache tout de suite à Leila et sa famille, des gens simples, aimants et respectueux (des traditions, des valeurs, des autres, de la famille). Non soumise et un peu obstinée, intelligente et positive, elle n’hésite pas à tenir tête à ses parents pour ne pas se marier quand son père le décide, pour s’inscrire à la fac, voyager, choisir son métier et son époux…s’émanciper tout simplement. Le fort attachement qu’on éprouve pour elle rend son récit plus fort et vivant. Les émotions sont bien présentes, d’abord porté par une vague d’amour pour ce beau et riche pays (la richesse humaine m’a touché), on finit par être gagné par la peur, la colère devant tant de bêtises (exigences et intolérances liées à l’intégrisme) et l’amertume lorsque  l’exil s’impose.

« Ne rien leur céder, mini-inquisiteurs, ils passent plus de temps à épier « les déviances » qu’à jouer, comme le voudrait leur âge. La mosquée y veille. » Page 138

«  « Ne vous trompez pas de combat. C’est à une entreprise de décolonisation que nous nous attaquons. C’est par la langue arabe que le nourrisson est sensibilisé à son univers. Nous sommes musulmans. L’arabe est la langue du Coran. C’est par elle que l’identité se forge, que l’homme se construit. »

Sa bienveillance me glace. Je hoche la tête comme une élève qui a bien compris la leçon. J’ai peur. C’est un « Frère » sans barbe, sans armes… » Page 142

Il y a dans ce texte un profond respect pour l’Algérie et en même temps un regard forcément critique lorsque l’islamisation  finit par affecter les libertés individuelles et la sûreté de le femme.

Écrit comme un journal intime, le texte transmet le regard et l’expérience de Leila à travers de très courts récits.  Cette mise en place intelligente, qui met davantage en avant le cheminement personnel, m’a particulièrement plu. Je n’ai pas eu ainsi le sentiment de lire un roman historique, et pourtant j’ai pris à immense plaisir à parcourir l’Histoire avec Leila. Zakia et Célia Héron ne s’étalent pas dans les données historiques, mais avec des exemples concrets, les questionnements et le quotidien de leur protagoniste, elles livrent l’Histoire de son pays, et permettent de réfléchir sur le besoins de comprendre (et connaître) ses origines pour se construire et assumer sa propre identité.

Le premier qui voit la mer est un petit roman plein de pudeur et de sensibilité qui captive aussi bien qu’il touche. Il y a dans cette narration une telle authenticité que je l’ai lu en gardant (faussement) à l’esprit qu’il s’agissait d’une autobiographie et que le nom de Leila figurait sur la couverture. Alors, même si j’ai pu relever quelques maladresses et incohérences (une Leila qui a 8 ans en mai 56 et 10 en janvier 57, par exemple), j’ai été portée par ce témoignage (qui évolue dans la forme à mesure que grandit Leila) et subjuguée par ce double portrait (de femme et de nation) tellement loin des préjugés.

  

«  -Ya mahboula, ma folle, tu ne sais pas que tous les mondes créés par Dieu se rejoignent, s’ils le désirent ? Les distances, les différences sont des constructions dans les cœurs non satisfaits. Ça n’existe pas en réalité. 

Maman me surprend toujours, à reconsidérer les évidences, casser les cloisonnements artificiels, comme j’apprends à le faire à la fac pour la philosophie, l’histoire, la littérature, les arts…» page 107-108

« Algérie. Une guerre, puis une autre. Dans la première, nous étions « les autres ». Dans la seconde, le « nous » a implosé, ouvrant le champ à de nouveaux affrontements. Guerre gigogne. (…)

France. Un peu de ce « nous » de là-bas se retrouve ici.
Jeux de miroirs, ironie de l’histoire ? Presque une histoire drôle sans tous ces morts. Comme dirait Coluche « On ne sait pas quoi sont les autres et qui nous sommes, nous ».

Que fait-on si on est pris dans le feu croisé des regards, sans humanité, sans humour ? »  Page 200