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"La Tyrannie technologique"

Publié le 31 mai 2008 par Nepigo

Paru fin 2007 chez L'Échappée, maison d'édition basée à Paris, La Tyrannie Technologique est un livre important regroupant quatre textes.

S'appuyant sur les travaux de penseurs de la technique comme Jacques Ellul, Ivan Illich, Günther Anders, Bernard Charbonneau, Lewis Mumford et Paul Virilio (entre autres), ils reprennent le grand axe de cette critique : la technique comme système s'auto-déployant de façon partiellement autonome, en accélération, colonisant des secteurs toujours plus vastes de la réalité humaine et naturelle, au-delà des capacités d'intervention des principaux systèmes politiques actuels qui ne se présentent que comme des dispositifs d'accompagnement et de régulation... au plus près, au sens figuré comme au sens propre à l'ère des nanotechnologies et de leurs capacités de surveillance.

L'illusion d'une technique neutre, dont les conséquences ne seraient jugeables qu'en fonction de l'utilisation qui en est faite par les hommes, doit être dénoncée ("Peut-on bien se servir d'une bombe atomique ?"); l'illusion d'une histoire linéaire et progressiste, allant d'un Moyen-Âge obscurantiste à la modernité triomphant dans les lumières de la connaissance, également (le livre cite Ivan Illich qui rappelait judicieusement que l'on passe toujours autant de temps dans les systèmes de transport aujourd'hui qu'au Moyen-Âge : seules les distances parcourues ont augmenté).


Un apport du livre, outre ce rappel, est de rappeler - peut-être trop brièvement - que la situation de surplomb de la technique est aussi le produit d'un rapport social : l'idée d'une science "pure", désintéressée, est apparue au cœur de la IIe Révolution Industrielle, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Et en effet, cette "expulsion" de la réflexion technique et scientifique de la sphère publique et politique, coïncidant avec l'apparition de la forme juridique de société à responsabilité limitée, s'est révélée un vecteur extraordinairement efficace de progrès technique et scientifique. Grâce à celui-ci et aux nouveaux "champs" qu'il a permis de délimiter, de nouveaux marchés ont été créés à un rythme jamais vu jusqu'alors, faisant de l'humanité une force de dimension géologique. Ce paradigme est encore renforcé aujourd'hui par l'organisation internationale de la mise en concurrence généralisée, qui rend très difficile de remettre en cause ce fonctionnement puisqu'en sortir immédiatement et localement supposerait, vœu dangereux au regard de la citation qui va suivre, de pouvoir s'extraire complètement de l'ensemble des institutions politico-économiques modernes.
Le texte introductif du livre, qui rappelle en partie tout cela et évoque encore d'autres aspects du problème, pèche parfois par esprit de système. Les auteurs, sans doute excités de se mesurer à si formidable ennemi, lui prêtent beaucoup et peut-être trop. J'aurais aimé trouver au moins une allusion à la capacité que nous avons à nous saisir des outils techniques, à notre aptitude, certes sans cesse entamée au fur et à mesure que le processus s'accélère, à nous y adapter, à nous ménager de nouvelles marges de manœuvre (même si ces espaces sont qualitativement décroissants : il se passe plus de choses d'un point de vue humain dans une réunion de famille que sur un forum internet).  S'ils se gardent, et c'est heureux, de sombrer dans la prophétie apocalyptique, le ton qu'ils emploient en emprunte certains accents. Cependant, leur texte comporte de très beaux passages, notamment celui-ci que je trouve excellent :

"Les avatars fleurissent sur les forums, télévision et jeux vidéo permettent de se forger à loisir des doubles virtuels, et l'isolement gagne chaque jour du terrain puisque le réel du social est ainsi peu à peu déserté. C'est l'idée même de société qui disparaît lentement sous nos yeux, alors que les téléphones portables permettent de combler tous les interstices encore vides de notre existence afin de ne plus laisser aucune prise à la rêverie et à l'imprévu. L'étrangeté nous gagne tous, les visages impassibles du métro parisien en sont le plus fidèle témoignage.
"En ruinant les espérances révolutionnaires, en focalisant la vie sur les bonheurs privés, la civilisation du présent a déclenché, paradoxalement, une volonté de la spécificité conférée par les racines collectives." (Gilles Lipovetsky, Les Temps Hypermodernes, Grasset, 2004)

L'ère de l'individualisme est justement l'époque où il faut s'inventer une identité issue d'un collectif qui n'existe plus autrement que fantasmé : communautarismes et fondamentalismes religieux et nationalistes font leur lit du déracinement quotidien qu'opèrent les nouvelles technologies. L'oumma virtuelle sur Internet, analysée par l'islamologue Olivier Roy (L'Islam Mondialisé, Seuil, 2002) est un signe patent de ce besoin communautaire, recréé via des technologies, afin de pouvoir à la fois conserver un semblant d'identité collective encore nécessaire à l'individuation (le fait de devenir soi-même de façon saine et viable) tout en évitant les contraintes collectives liées à la sociabilité de groupe. Chacun se bricole son identité, quitte à essayer d'être le plus "vrai" et le plus "authentique" possible, c'est-à-dire inapte à l'acceptation d'autrui et donc fanatique."


Un autre apport du livre est d'inscrire cette critique dans notre monde actuel. Écrans, informatique, téléphones portables et biométrie sont ainsi le sujet de textes solides et parfois même excellents, comme celui du collectif Pièces et main-d'œuvre (région grenobloise) sur les conséquences sociales, psychologiques, économiques, environnementales et humaines de la téléphonie sans fil (Le Téléphone portable, gadget de destruction massive - Pourquoi il n'y a plus de gorilles dans le Grésivaudan).
"Non seulement le téléguidage rend le territoire virtuel, mais le bavardage incessant dans le portable transforme la vie en son commentaire - partagé malgré eux par les voisins du bruyant babillard. Une extraction de la réalité qui culmine avec les fonctions appareil photo et caméra désormais intégrées à tous les téléphones. L'important n'étant plus ce que l'on est en train de vivre, mais les images que l'on en tire. Même les chanteurs pop se troublent de ces forêts de portables tendus à bout de bras par des spectateurs pressés de les mettre en boîte."
Merci à tous les auteurs pour leur travail, en espérant que ce livre rencontre ses lecteurs et parvienne à faire connaître ces problématiques au-delà des initiés.
Qu'un livre parvienne à rendre la monnaie de sa pièce à internet, voilà qui serait un joli démenti à la citation d'exergue!


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