Pourquoi punissons-nous les criminels ?
Charles S. Peirce, 4 Mai 1892
(Destiné à la publication par The Independant, mais refusé par le rédacteur en chef, cet article est signé : Outsider.)
Pourquoi punissons-nous les criminels ? J'ai posé cette question à bien des gens intelligents, et l'on m'a uniformément répondu que la sécurité de la société requiert que les hommes qui ont commis un crime doivent être empêchés de délits éventuels et que ceux qui sont près de l'illégalité soient terrorisés par le spectacle de la punition des autres.
Ce sont ces raisons qui sont presque universellement données ; et je crois qu'aucune de plus puissante n'a à être trouvée. Mais si c'est tout, comment les lois existantes peuvent-elles être défendues ? Car ce principe reconnaît, suivant le décret « La vengeance est mienne, je l'exercerai, disait le Seigneur », que l'état n'a aucun droit de répandre sur la tête des criminels une vengeance aveugle et sans raisons. En fait, il cède tout pouvoir de punir les criminels pour quoi que ce soit qu'ils aient fait dans le passé. Ce qu'ils ont fait ne se relie à la punition que comme une indication de ce qui peut être fait dans le futur ; et les peines ne sont infligées que pour prévenir des crimes futurs. Y eût-il une autre façon de s'assurer qu'un homme était sur le point de concevoir et exécuter un crime, cela fournirait précisément la même raison de l'enfermer ; même si la pensée du mal n'était pas encore entrée dans son esprit. En bref, dans cette façon d'envisager la punition, ce qui est fait est justifié par la simple raison que la sécurité de la société le requiert.
De la même façon, lorsqu'une nation tremble pour son existence, en raison d'une invasion étrangère, les soldats peuvent entrer dans un champ ami et le convertir en fortification, enterrant profondément le sol fertile. C'est un outrage ; mais il a comme excuse d'avoir été dicté par une peur mortelle. C'est précisément la base sur quoi la raison installe ce qui est appelé « punition ». Là est un criminel auquel, si vous êtes chrétien, vous êtes attaché par l'amour, et le calice et l'hostie de la communion vous sont refusés, pour le péril mortel de votre âme, si vous ne vous vouez pas à son amour. Vous êtes contraint pour votre propre salut et celui de vos voisins, — toutefois, non pas, communément, pour le salut des vies, mais pour celui de la propriété — de priver cet ami éternel et frère de sa liberté. N'êtes-vous pas alors dans l'obligation d'avoir un soin spécial et tendre pour son bien-être et son confort ? Si vous êtes chrétien, il y a là matière à sérieuse considération. Si vous êtes un juif, vos obligations sont pratiquement les mêmes.
Mais on doit confesser que la doctrine chrétienne de l'amour a été tout autant indéterminée que ses propositions historiques ; cela non pas tant par quelque démarche de la science, car toutes les recherches des psychologues scientifiques vont vers le maintien du principe de charité, mais simplement par le développement d'un esprit anti-chrétien à l'intérieur même de l'église. On voit cela par quelques petites indications comme la fréquente désignation actuelle d'un ecclésiastique comme « ministre de Dieu », alors qu'il était appelé usuellement serviteur de Dieu et ministre des hommes. On le voit lorsque la transmutation d'un ministre en agent de police, ou un agent du courroux trop zélé pour la police, reçoit l'approbation générale des pratiquants, lesquels ne protestent que du fait qu'ils n'agiraient pas comme agents provocateurs . Cette religion anti-chrétienne, cette déification politico-économique de l'égoïsme comme le seul sentiment respectable autour duquel tout le travail sérieux de la vie doit tourner, finira par corrompre tous les liens de la société et par les laisser dans la même condition de désintégration où se trouve la chrétienté fondée à l'époque de Pétrone et Apulée.
Mais même les dévots du Dollar Tout-Puissant doivent voir que le traitement présent des criminels est mauvais, — même en leur sens propre d'être mauvais, à savoir non-économique. On a souvent entendu les économistes suggérer la peine de mort comme une bonne délivrance de tous types de criminels, ce qui est une suggestion qui met à nu le cœur de l'abomination sanglante devant laquelle nous sommes tous appelés à nous mettre à genoux. Mais la réponse pertinente est que la communauté n'a pas encore été éduquée à un respect suffisant des droits de propriétés pour admettre ce plan. Ainsi la présente méthode de punition judiciaire ne remplit certainement pas ce à quoi elle est destinée. Nous visons alors à prévenir le même homme de commettre le même crime à nouveau ; et pour toutes ces féroces lois, bien des hommes sont emprisonnés vingt ou trente fois pour la répétition du même délit, sans parler de ce qui échappent tout à fait aux recherches. Maintenant, omettant les aspects néfastes de ces faits qui ne sont pas de nature à impressionner l'homme d'aujourd'hui, les procédures légales nécessaires pour mener à bien ces condamnations coûtent DE L'ARGENT !! Le remède que les économistes et le divin dollar exigent est de punir plus durement, rendre les prisons plus effrayantes, tourmenter les âmes des pauvres diables, bref, de poursuivre des méthodes que tout éleveur d'animaux qualifierait des plus folles possibles pour un cheval ou un chien. Mais la seule réponse qu'ils puissent admettre à ce propos est qu'il y a jusqu'à présent dans les jurys un certain nombre d'hommes à l'ancienne, au cœur tendre qui, nonobstant tous les serments du monde ne peuvent être amenés à emprisonner un homme lorsqu'ils pensent que la sentence serait trop cruelle ; et les prisons sont déjà tout aussi cruelles et tout aussi effrayantes que les jurés ayant pu être conduits à les avoir utilisées.
Ensuite, considérons dans quelle mesure les punitions agissent pour détourner les hommes du crime. Le criminel lui-même qui a un sens bien plus réaliste que tout autre des misères et tortures d'une prison n'est pas détourné le moins du monde par elles. Dans les 20 minutes qui suivent sa libération, s'il en a l'occasion il accomplira à nouveau son ancien crime. Mais son châtiment, s'il ne peut lui servir à l'empêcher, empêchera encore moins les autres de son espèce. Les observations irréfragables du Professeur Lombroso concernant les criminels en Italie expliquent ce fait en montrant que cette classe d'hommes montre de façon marquée un sens de la douleur anormal. Les physiologistes ont établis les mêmes faits dans les autres pays. Il est curieux de voir la répugnance de ceux qui sont engagés à défendre le présent système de peine à admettre ces faits scientifiques. Jusqu'ici les emprisonnements fréquents d'un même homme pour des délits semblables montrent suffisamment eux-mêmes que les peines présentes n'ont pas l'effet de dissuasion quels que soient les hommes semblables à eux. En ce qui concerne ceux qui ne sont pas encore criminels, on ne peut nier que la perspective de la peine doit être, dans l'état de choses existant, un fort motif de s'abstenir de violer la loi ; toutefois il y a peu de doute que ce qu'ils craignent le plus est l'infamie sociale. La peine judiciaire excite bien plus leur imagination, et se présente comme une simple privation de liberté. Les tortures dans les prisons ne sont pas connues de telles personnes, ou sont mises en doute. Et les choses inconnues ou mises en doute peuvent difficilement affecter leurs esprits. On peut encore dire que c'est une question d'opinion et de conjecture ; que peut-être ces terreurs inconnues ont en fait bien plus d'importance que ce qui est supposé. Concédons cela comme simplement possible, quoiqu'improbable. Mais même si un système plus humain devait s'avérer, de façon inattendue, un peu moins dissuasif que l'actuel pour une petite classe de futurs criminels, il ne pourrait pas moins échouer à être tout à fait dissuasif pour les professionnels, et cela serait bien plus important.
« Mais alors, comment pourrions-nous punir les criminels ? » peut-on me demander. La réponse est : reconnaissez les faits de la science, aussi désagréables soient-ils à vos cœurs assoiffés de sang et politico-économiques. Reconnaissez le fait que le criminel est un homme à l'esprit malade. Et rejetez l'idée de punition entièrement. Premièrement, enfermez-le dans un asile et coupez-le des mauvais contacts. Deuxièmement, faites de votre mieux pour adoucir ses susceptibilités, pour renforcer sa volonté, et pour élever son esprit. Troisièmement, rendez son sort aussi heureux que vous le pouvez. Quatrièmement, empêchez-le de générer son genre, et cinquièmement, confinez-le jusqu'à ce que vous soyez sûrs qu'il est guéri et qu'il serait sans danger de le laisser partir.
« Mais comment devrions-nous traiter les criminels dans ces asiles ? Les délecterions-nous dans le luxe ? » La réponse est celle-ci : Traitez-les comme si vous les aimiez. Bien entendu, si vous êtes un économiste vous ne les aimez ni ne devez les aimer ; parce que vous croyez dans le divin pouvoir régénérateur de l'égoïsme universel. Mais traitez les criminels exactement comme vous le feriez si vous les aimiez ; parce que, au bout du compte, c'est la méthode la moins chère. Une condition de leur bonheur est qu'ils puissent ressentir qu'ils gagnent leur vie. Alors, sixièmement, on pourrait rétorquer ici qu'il n'y aurait guère là d'éducation, et peu de communication avec les amis, et que les gens qui préféraient travailler dur dans de telles conditions auraient le droit d'entrer. Seulement, ils ne seraient pas relâchés avant d'être absolument et de façon permanente soignés de ce goût anormal. Si de telles personnes s'avéraient être très nombreuses, les établissements deviendraient de grandes sources de revenus pour l'état. Mais tout ceci est imaginaire : les gens n'essayeraient pas plus d'entrer en de tels lieux, qu'ils n'essayent d'entrer dans les infâmes asiles actuellement.
Et quel en serait le résultat ? Tout d'abord, la criminalité héréditaire serait supprimée immédiatement. Nul ne serait jamais enfermé plus de deux fois, et très rarement plus d'une. Alors, un certain nombre de personnes, pas vraiment un nombre insignifiant, seraient considérés et rendus comme des membres de valeur de la société. Pour des personnes commettant un crime pour la première fois, une telle punition serait pratiquement aussi dissuasive qu'actuellement ; peut-être même un peu plus, dans la mesure où la période de détention serait bien plus longue. La part essentielle de la punition de telles personnes, la part sociale, qui est vraiment terrible et très excessive, ne serait pas directement affectée. Les jurys seraient plus disposés à prononcer la peine. Par conséquent, les appels seraient moins nombreux. Les crimes seraient bien en baisse, lorsque les voleurs professionnels seraient enfermés à double tour. Le montant payé aux personnes en rapport avec les cours criminelles serait extrêmement réduit, et leurs intérêts seraient totalement opposés au changement. Rappelez-vous cela, lorsqu'ils expriment leurs opinions sur la proposition.
Les frais des nouveaux établissements seraient tout d'abord lourds ; mais plus tard, quand ils seront en partie auto-financés, quand les familles de criminels seront éradiquées et que le crime aura bien diminué, les dépenses ne pourront pas trop excéder celles des pénitenciers existants. Les bénéfices seraient pris dans l'appareil de la justice.
Les pertes des particuliers seraient grandement réduites.
Tous ces bénéfices proviendraient des gens ayant laissé de côté leur rancœur méchante et non-chrétienne, et reconnaissant la totale vérité de la science selon laquelle les gens qui commettent des crimes on des esprits malades.
The letter, written on 4 May 1892, was spurred by the Fates murder case.
That day's front page of the New York Evening World, as well as of other New
York area newspapers, had carried the latest news concerning the murder of
Thomas Haydon, a shipping clerk who had been clubbed to death the previous
Saturday in the course of a robbery in Newark, New Jersey. The perpetrator,
Robert Alden Fates, was caught thanks to help from the public. The Evening
World headlined the story « His Murderer Only a Boy ? » The account of his
police interview disclosed that sixteen-year-old Fates lived with his mother,
his father having committed suicide three months earlier. Fales's mother was a
sister of two notorious burglars who were serving time in prison, thanks in part
to testimony she and her son gave against them-« to protect her boy from the
danger of contamination ? » Fales's trial was followed by the press in considerable detail. In spite of a defense based on insanity, on 5 July he was sentenced
to death by hanging. Appeals were made but it was only intervention by the
State Board of Pardons that resulted, in April 1894, in a commutation to life
imprisonment. All of the accounts made the point that, from beginning to end,
Fates invariably appeared indifferent and showed no emotion.
In a surviving draft of a 4 May 1892 cover letter to William Hayes Ward,
the editor of the Independent, Peirce laid out his rationale for submitting an
editorial letter (RL 218:28) :
« My dear Sir : I beg you will do me the favor to read my contribution and decide whether you will
take it,-or rather I beg you will take it. True, I am not a Presbyterian, and my paper does not precisely jibe with presbyterian sentiments. I am still less likely to interest people in my own (Episcopalian) church. And there is no other paper like the Independent which voices the entire spirit of
the protestant churches. I can hardly contain myself, when I see the million of this city jumping
upon this Fales boy. Look at the report in The Evening World of this date. Is not the total insensibil-
ity of this boy, in the light of the experiments of Lombroso and a half dozen other physiologists,
evident enough ? He cannot be made to suffer. He is incapable of any but a very low degree of that
sensation. It is only his poor mother & sister that this insensate rage of the million really reaches !
These poor women, who have been able to resist the poison of hereditary criminality,-why
should the howling mob of New York trample over their hearts ? If ever there was a case that was
calculated to bring home to a tender and Christian heart the iniquity of our punishments, it is this
one. »
References to a sister have not been located in the major newspaper
accounts of the time, but Peirce's overall argument did not secure publication
in any event. Ward replied to Peirce with delay on 26 May 1892, apologizing
(RL 218:29) : "I must cry Peccavi. I was sure I had returned your article, not
feeling able to use it, but here I find it with some correspondence which I had
put one side in another room to attend to, and I supposed it had been attended
to. I can only express my sincere regret and beg your pardon."