Par contre, elles demeurent présentes dans le champ culturel contemporain : l'art, la littérature, le cinéma, la télévision, les journaux les accueillent, en les édulcorant, en les déformant totalement parfois. Et si la sorcellerie fait recette, sur les écrans, dans les collections de livres ésotériques ou même dans les colonnes de la presse à l'occasion d'un crime qui s'en x réclame, c'est qu'elle noue un certain dialogue, aux tréfonds de nous-mêmes, avec cette part d'inexplicable, d'angoisse, d'interrogation sur le sens de la vie que le rationalisme et les progrès techniques du XXe siècle finissant ne peuvent définitivement détruire. Il n'est pas jusqu'aux traitements burlesques, aux transpositions ironiques de ce thème, dans tel feuilleton télévisé, dans tel article d'un journaliste amusé par les histoires de bonnes femmes, qui n'éveillent la curiosité soutenue du public. Parce que, tout simplement, les mots et les images pénètrent jusqu'à un canton lointain de notre univers mental et revivifient des inquiétudes stagnantes mais jamais oubliées.
Ainsi pour CL.Levi-Strauss, la magie n'est ni une fausse science, ni une pensée "primitive ou prélogique mais une autre rationalité, une façon de donner du sens. Elle met en place un système de classification des êtres et des choses. La sorcellerie plus restreinte, constituerait l'extrême de la magie, en ce sens que le mot est communément utilisé pour désigner l'ensemble des effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) qui résultent de l'activité de groupes ou de personnes supposées malveillantes qui seraient dotées de pouvoirs surhumains (Favret-Saada).
Les études d'ethnologie et d'histoire, que le phénomène de sorcellerie a suscités ,n'ont pas réussi à épuiser la complexité du phénomène et le fait qu'aucune société humaine n'ait ignoré la magie et la sorcellerie .Le progrès des lumières , notre raison scientifique et technicienne , qui prétendaient les reléguer au rayon des arriérations et superstitions, voient paradoxalement le retour des sectes, de l'ésotérisme, de la floraison des " marabouts ",voyants, guérisseurs qui fait que notre médicine longtemps positiviste s'interroge sur la guérison traditionnelle(les tradipraticiens). Le cinéma fourmille de sorciers effrayants comme sympathiques ; .l'anthropologie marquée par son origine coloniale n'ose plus considérer ces phénomènes comme le propre d'une pensée " sauvage ", primitive ou de secteur " arriérés " de nos sociétés(le monde paysan). L'histoire (et la micro histoire) pour sa part, se penche sur un passé parfois sanglant, étudie les " sorcières au village " ou la propagation puis la répression de la sorcellerie européenne de l'antiquité à nos jours. Le phénomène sous ses formes diverses, permet alors de comprendre la conception du monde d'une époque donnée (le Moyen Age est ainsi celle du " Merveilleux et du magique et non comme on croit souvent celui des procès en sorcellerie). Le " terrain " de l'ethnologue devient celui du bocage domfrontais ou mayennais (Favret-Saada).
Depuis les boutiques où l'on faisait commerce d'envoûtements à Rome et dont Pétrone témoignait déjà au 1er siècle dans le Satiricon, la sorcellerie perdure de siècle en siècle jusqu'aujourd'hui, en passant au travers des flammes de milliers de bûchers. À toutes les époques, les sociétés humaines ont été amenées, pour des raisons de renforcement interne, à diaboliser certaines de leurs minorités : malades, hérétiques extravagants, excentriques sexuels, porteurs de vérités nouvelles, immigrants détestés, etc. La sorcellerie, au moins dans sa forme diabolique, n'a-t-elle été qu'un nom d'emprunt, un cas particulier parmi bien d'autres d'une nécessité fondamentale de la nature humaine : la haine de l'Autre, la nécessité de l'exclure pour se rassurer ?
On peut se demander justement si la résurgence actuelle de croyances ésotériques, le gout de l'occulte et du surnaturel ne sont pas, comme le montre l'histoire, le signe d'un déséquilibre culturel fondamental ,celui qui traverse les sociétés et chacun de nous, crise analogue à la difficile naissance de la modernité où s' inventa justement la sorcellerie .Car la véritable révolution culturelle qui eut lieu sur le continent, au temps des rois absolus, ne concernait pas le seul domaine religieux ; elle était liée à la montée en puissance de l'Etat.
En Grèce comme à Rome, tous les auteurs rapportent comme chose banale l'utilisation de la magie. Il s'agit d'abord d'une magie bienfaitrice, qui veut éviter le malheur. On fait appel aux moyens magiques pour éviter les pluies dévastatrices, écarter les gros nuages porteurs de grêle, faire tomber le vent. On peut aussi répandre sur les récoltes futures une foule de bénédictions qui les rendront fructueuses. Ces formules se trouvent dans des textes aussi techniques que le Traité sur l'agriculture de Caton.
" Ceux qui connaissaient certains grands secrets du monde étaient dits divini, magi, harioli. Ceux qui pouvaient invoquer les esprits s'appelaient incantatores, (ou coragii en Germanie.) On nommait pythones, haruspices, augures, ceux qui savaient lire l'avenir et, selon le mode de divination qu'ils utilisaient, on distinguait encore les pyromantii (par le feu), hydromantii (par l'eau), necromantii (par le recours aux âmes des morts), etc. Les tireurs d'horoscopes furent au cours des temps nommés mathematid, horoscopi, genethliaci, etc. On connut encore les fascinatores, propres à jeter le mauvais œil, et aussi des striges (strigae) ou lamies (lamiae) qui, bien avant le vol des sorcières du sabbat chrétien, étaient soupçonnées de perpétrer des crimes sous la forme d'oiseaux de nuit.
Les plus dangereux, les plus craints en tout cas, ceux qui se vantaient de savoir attirer le malheur et de le répercuter sur d'autres sont au début de l'époque chrétienne cités comme sortilegi, sorticularii (concile de Narbonne, 589), sortiarii (Hincmar, archevêque de Reims, IXe), tous mots désignant des jeteurs de sorts mais à des époques différentes. Le mot de malefici (auteurs de maléfices, voire malfaiteurs) devint vite le plus général et le plus courant. Enfin, ceux qui savaient éventuellement empoisonner sur commande un voisin, voire un empereur, et utilisaient le venin, étaient appelés venefid.
Une telle variété d'appellations met à jour plusieurs caractères : durée du phénomène magique, variété des techniques, hiérarchie des savoirs.
Toutes les dénominations ici indiquées ne sont pas contemporaines, Le sortilegus n'est qu'un vulgaire devin au premier siècle avant J.-C. C'est un redoutable sorcier quand, au vie siècle, le pape Grégoire Ier en parle, ou quand on trouve le mot sous la plume de Césaire, évêque d'Arles " Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
La grande figure reste Médée : Elle ramasse les herbes magiques, qu'elle moissonne " d'une faux enchantée ". Elle sauve Jason, qu'elle aime, en lui procurant une potion magique qui le rend insensible aux flammes sortant de la bouche des monstres d'Héphaïstos. Elle endort le dragon qui garde la Toison d'or, s'empare de ce trésor et le remet à Jason" Son mythe fut l'un des premiers à identifier la femme et les puissances du Mal.
La Lune est la première divinité maîtresse des sorts. On la retrouve dans la mythologie gréco-romaine sous divers noms. Elle est Hécate, dont Médée et Circé peuvent se dire les filles, au moins les descendantes. Elle règne très officiellement sur la magie ancienne, puisqu'elle détient les secrets de la vie et est la souveraine de l'art des morts. Cette insaisissable divinité, qu'elle soit Diane chez Horace, Artémis à Athènes, Séléné chez Théocrite, est la mère de toutes les magiciennes de l'Antiquité classique.
Autre équilibre encore dans notre monde, celui des contraires : le chaud et le froid, le sec et l'humide. Un principe de sympathie (ou d'antipathie) fait que les choses s'attirent (ou se repoussent) dans ce continuum perpétuellement instable, ce qui ouvre la voie à tous les apprentis magiciens en équilibrage et déséquilibrage. Autre équilibre : celui des quatre humeurs dans le corps humain qui détermine la santé, idée de la médecine hippocratique qui se maintiendra jusqu'au XVIe siècle au moins. Dans notre corps, ces quatre humeurs, le sang, les deux biles et le flegme, jouent plusieurs rôles. Elles déterminent notre tempérament : sanguin, colérique, mélancolique ou flegmatique. Mais l'une de ces humeurs vient-elle à l'emporter trop nettement sur les autres, les troubles commencent. équilibrées ces humeurs signifient la santé ; en déséquilibre, elles donnent la maladie. En stabilisant ou déstabilisant, le médecin va pouvoir travailler à maintenir la première, le sorcier à provoquer la seconde.
" Tout dans le monde et dans le ciel est, en effet, tenu par des liaisons subtiles, que soupçonne déjà Pline, quoiqu'il ne croie pas à la magie, et qui font de l'univers, selon le mot de Plotin, un " poème ". Tout est lié, comme le dira encore Jean de Meung. L'homme partage l'existence avec les pierres, la vie avec les plantes, la sensibilité avec les animaux, l'intelligence avec les anges.
Bref, même sans mettre en cause le démon (ou les démons, notion plus compréhensible à l'époque), on peut agir dans un tel univers où tout est équilibre douteux, la bonne mine du voisin, une femme qui ne répond pas assez vite aux désirs de son amoureux, une guerre qui menace, un orage qui tarde à crever. Mages, magiciens et sorciers, on verra plus loin la différence, trouvent là leur domaine d'action : détruire ces équilibres, ou les rétablir ". Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
" Rappelons d'abord, dans l'absolu, ce que fut, à toutes époques, le sorcier face au mage : un sous-fifre par rapport au chef, un imitateur devant son modèle, un rebouteux au regard du médecin, un empirique à côté du savant. En 1957, dans un petit ouvrage maintes fois réédité, un peu simplificateur mais ayant le mérite d'une grande clarté, Jean Palou traduisait cette opposition en quelques formules souvent répétées depuis lors : " La Magie est l'Art de commander aux forces du Mal, la Sorcellerie celui d'essayer de commander les mêmes forces.
Nous retiendrons cette distinction, pour nous capitale : la magie est la science de ceux qui savent, et la sorcellerie l'approximation de ceux qui voudraient savoir. L'ennui est que personne n'a jamais pu dire où,finissait la magie, où commençait la sorcellerie ". Gui Bechtel. La Sorcière Et L'Occident. Agora.
Le paganisme antique survécut longtemps au moyen Age :on adorait encore Neptune et Minerve au VIème siècle. Des cultes de la fertilité subsistent probablement pendant plusieurs centaines d'années dans l'Europe et le calendrier (cf. le Carnaval) christianise simplement le temps païen. Malgré le curé, on porta longtemps des amulettes, on écouta des oracles, on suspendit| des objets votifs et des flambeaux sacrés. Les sorcières de village furent longtemps partout tolérées, qui pratiquaient, guérissaient, envoûtaient..
Tout ce qui précède pose en creux un problème qui va hanter notre histoire : comment l'idée de sorcellerie devint-elle si prédominante en Europe, (au dépens de la magie) ,qu'elle engendra les procès et les buchers, et le mythe menaçant de la sorcière :
Du désespoir profond que fit le monde de l'Eglise. Je dis sans hésiter : " La_Sorcière est son crime. " [...]
A son apparition, la Sorcière n'a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C'est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d'où. Qui oserait, grand Dieu! en approcher?
Où est-elle? Aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l'épine, le chardon emmêlés ne permettent pas le passage. La nuit sous quelque vieux dolmen. Si on l'y trouve, elle est isolée par l'horreur commune; elle a autour d'elle un cercle de feu.
Qui le croira pourtant? C'est une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, l'électricité féminine '.
Cette magicienne avait selon Michelet une fonction précise dans son village. Elle guérissait, car elle connaissait les herbes, et elle était la femme consolatrice en des temps impitoyables.
De nombreux auteurs reprirent cette thèse romantique, qui accorde une certaine place à la réalité de la sorcellerie . Elle était cependant presque entièrement bâtie sur les élans du cœur d'un historien visionnaire et ne reposait ni sur une nouvelle méthode d'analyse, ni sur l'exploitation de documents différents de ceux que connaissaient les démonologues ou les rationalistes. Somme toute, l'image de la sorcière ne se modifiait que sous l'effet de raisonnements philosophiques a priori
Servante du démon, fétu de paille emporté par le vent de l'histoire en des siècles de fer, sombre révoltée : la sorcière est un peu tout cela à la fois, dans les mentalités collectives de notre époque. D'autant que des ouvrages proches des théories démonologique, rationaliste ou romantique continuent à paraître régulièrement. Pourtant, aucune de ces constructions ne me paraît rendre exactement compte de la façon dont était vécue - dont est encore vécue? - la sorcellerie dans les masses populaires. Chacune, en réalité, n'est qu'une explication reflétant les préoccupations essentielles de celui qui la formula le premier et de ceux qui y adhérèrent. Chacune prolonge un combat idéologique dont la sorcière n'est que le prétexte ". Robert Muchembled. La Sorcière Au Village. Folio.