Chaque matin, Jonas passe devant la butte du loup. C’est comme ça qu’il l’appelle. Plusieurs semaines qu’il y voit la bête, sa silhouette se découpe à l’horizon. Tous deux s’observent jusqu’à ce que le soleil monte en altitude, que la bête lui tourne le dos et s’enfonce dans les bois.
Leur première rencontre a eu lieu au village. Jonas achevait sa tournée de journaux, le loup se tenait au bout de sa rue. Il a d’abord cru que c’était un grand chien. La bête le fixait de ses yeux jaunes. À force de la détailler, il a douté, ce n’était peut-être pas un chien après tout. Son grand-père lui avait parlé des bêtes sauvages. Dans son temps, disait-il, les ours n’attaquaient pas les hommes. Son grand-père prétendait que les humains bafouaient la nature et qu’un jour, ils paieraient pour ça. Jonas l’écoutait les yeux ronds.
Quand même ! Un loup dans son village ! Au bout de sa rue !
Face à la bête aux yeux jaunes, Jonas avait baissé le regard, fixé un point au bord du chemin, gonflé le poitrail pour paraître imposant. Il s’était éloigné avec lenteur. À reculons. Hors de vue, il avait couru, était entré en coup de vent. Sa mère avait crié de ne pas claquer la porte. Dans la cuisine, son père déjeunait. Il était passé sans rien dire, pâle comme s’il avait vu un mort, encore à se demander si c’était un chien ou un loup. Il y avait pensé toute la journée et le soir avait eu du mal à s’endormir. Le lendemain, il avait livré ses journaux la peur au ventre, se retournant tous les dix pieds.
Ensuite, sept jours ont passé sans qu’il rencontre la bête. Il a cru que, chien ou loup, elle était maintenant loin. À l’aube du huitième jour, au détour d’une rue, il l’a revue. Debout, elle le fixait. Jonas s’est illico transformé en statue. Après un moment, le loup a baissé les yeux, lui a tourné le dos, est disparu. De retour chez lui, il a cherché des photos de loups sur son ordinateur, les a examinées durant des heures.
Un loup ! Il avait rencontré un loup ! En plein village ! Deux fois !
Les jours d’après, plus de trace de la bête. Une autre fois, il a pensé qu’il ne la reverrait plus. Il se trompait. Un matin, sur la fin de sa tournée, elle se tenait sur la butte. Le soir, il a placé dans son sac à journaux une barre de fer, au cas, et décidé de ne parler de cette histoire à personne. On rirait de lui. Déjà qu’à l’école on le surnommait « Jonas dans la baleine ».
Depuis, il l’aperçoit sur la butte chaque matin. Mai et juin ont passé, juillet est entamé, au total, quatre-vingts matins qu’ils se rencontrent. Jonas marque chaque fois d’un trait le calendrier à la tête de son lit. Un après-midi, il calcule qu’il lui faudrait vingt minutes pour monter sur la butte. L’envie d’y aller le tourmente. Si la bête lui avait voulu du mal, elle lui serait tombée dessus depuis longtemps. Après quelques hésitations, il abandonne sa place sur la galerie. En chemin, il s’immobilise pour écouter les bruits. Ne lui proviennent que ceux des automobiles, de l’autre côté des arbres. Il a autrefois emprunté ce sentier avec son père, il se souvient du chant incessant des oiseaux. Pour l’instant, c’est le silence.
Au sommet de la butte, il a le souffle court. La peur, l’excitation d’avoir désobéi à son père, aussi parce qu’il a couru les derniers mètres. Il regarde au-delà où le bois s’épaissit. Il scrute la forêt d’épinettes, se répète qu’il est fou alors que ses pieds foulent le sol de mousse. Puis il les découvre. Plusieurs loups assis ou couchés au pied des arbres. À le fixer. Il avale de travers, recule d’un pas. L’une des bêtes se lève. Il maudit son audace. Elle lui semble immense. Elle va bondir, c’est une certitude. Il ferme les yeux, attend, rien ne se passe. Lorsqu’il les ouvre à nouveau, le loup aux yeux jaunes est là, fait mur entre lui et les autres. Il en profite pour dévaler jusque chez lui où il s’enferme dans sa chambre, le cœur battant, les jambes en flanelle.
Le lendemain, le loup est à sa place sur la butte. Jonas, qui n’a pas dormi, lui envoie un signe de tête. La bête l’a sauvé. Il est tenté d’en parler à son père. La crainte d’être puni le retient.
Quelques jours plus tard, il lit dans le journal qu’un loup a attaqué un cycliste. Désormais, s’il en parle, on le croira, c’est certain. D’autant que l’incident s’est produit près de la butte. C’est au milieu du repas du soir qu’il se décide et déclare que chaque matin il voit un loup. Il avoue aussi être allé au-delà de la limite permise, constaté qu’ils étaient plusieurs. L’un d’eux s’apprêtait à l’attaquer et celui aux yeux jaunes l’a protégé. Un interminable silence suit sa confession. Sa sœur sourit. Sa mère secoue la tête. Son père se dit que son gars ne manque pas d’imagination. Il lui rappelle l’interdiction pour les escapades du côté de la butte, du danger de se perdre en forêt. Il passera l’éponge pour cette fois, dit-il, mais lui intime de cesser de raconter ces histoires abracadabrantes.
Les jours d’après, plus de loup, comme si la bête a deviné que Jonas avait parlé, rompu un pacte secret. Il continue de livrer les journaux, de surveiller chaque bout de rue, la butte. La bête demeure invisible. L’envie de retourner voir le tenaille. Un après-midi, c’est plus fort que lui, il emprunte à nouveau le sentier qui mène au sommet. C’est l’automne, le sol couvert de branches craque sous ses pas. Il n’a pas long à parcourir avant de les trouver. Des dizaines de loups. La grande bête s’y trouve aussi. On jurerait qu’elle l’attendait. Elle le fixe de ses yeux jaunes. Les autres derrière ne bougent pas. Ils sont ici pour rester, songe Jonas. Ils sont venus reprendre leur dû. Son grand-père l’avait prévenu. Malgré leur nombre, il est surpris de ne pas avoir peur. Pas autant qu’il l’aurait cru en tout cas. Il ne s’explique pas comment cela est possible, il croit entendre le loup dans sa tête, se dit qu’il devient fou.Il rentre de son escapade désorienté. Personne ne le croira. Une pareille meute ! Sans qu’on l’ait attaqué ! Il ne doit pas parler de cela. S’il raconte que la bête a communiqué avec lui, on l’enfermera.
L’automne s’achève. Chaque matin, Jonas scrute la butte où la bête n’est jamais réapparue. Le soir, il sort sur la véranda, étudie l’horizon. Il lui semble que des milliers de yeux luisent dans le noir, regardent vers le village. Il se répète que ce sont des lucioles. Ses nuits sont agitées, peuplées de cauchemars. Il pense à eux sans cesse, a fini par parler d’eux à l’école, s’est aussi échappé à la maison. Il les a vus, il le jure. Ils sont des dizaines, des centaines même ! Un soir, après le souper, il sort une carte, l’étend sur la table. Regarde, dit-il à son père, autour de nous, c’est la forêt à perte de vue. On va être isolé du monde, papa. Ils vont nous encercler. Son père fronce les sourcils. Plus tard, il entend ses parents qui discutent. Au matin, sa mère le conduit chez le médecin. Jonas lui raconte son histoire de grand loup aux yeux jaunes. Le médecin conclut que la mésaventure du cycliste et les histoires du grand-père lui ont farci l’imagination. Il explique à Jonas que s’il persiste à raconter des choses pareilles, on doutera de sa raison et que… Jonas l’écoute les yeux ronds, aussi ronds que lorsqu’il écoutait les histoires de son grand-père. Il se promet de ne plus parler des loups.
Maintenant, il dort de moins en moins et les observe. Leurs yeux brillent dans le noir. D’une nuit à l’autre, ils sont plus nombreux.
Il ne fréquente plus l’école. Il livre ses journaux, passe le reste du temps dans sa chambre, à la fenêtre.
Il n’a pas peur, la bête aux yeux jaunes est là pour veiller sur lui, il en est certain.
L’hiver est proche.
C’est pour bientôt. Il le sait.
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…