Comme son titre l’indique, Tout venant montre du monde ce qu’une immédiateté en fait surgir, non ce qu’on en choisit. Dans des poèmes autonomes de moins de dix vers par page, Jean-Pierre Chambon s’attache à des éléments tout simples : un paysage, une émotion, un mendiant, un vieux croisé dans la rue, une petite fille, un ami mort, une foule anonyme, un morceau d’appartement ou une marche en montagne : détails de la vie dont l’ensemble donne une image composite de la réalité, comme s’il s’agissait de notations brèves, qui pourraient faire des notes si elles n’étaient écrites en vers. « Feuilles volantes / abandonnées aux caprices du vent / pages du carnet / dispersées par le temps / où un poète fantôme / consigna sous le masque des mots / le mystère des êtres et la beauté des choses / que son ombre effleura ». Car il s’agit bien de poèmes et non de notes transcrites en vers : la longueur du vers, le rythme, la façon dont le poète joue avec l’attente – un interligne blanc entre chaque vers augmente son suspens -, la disposition de certains poèmes (p. 97 : dizain se réduisant d’un décasyllabe au monosyllabe), rejets discrets qui jouent avec la bordure du vers, tout cela montre une attention au maniement de la langue rompue qu’est la poésie, jusque dans la prise en considération du poème lui-même : « Ecrire / non tant pour éclaircir / que pour creuser encore / dans l’obscur / où les mots enfoncent leurs racines ».
Instant saisi sur le vif, vision fugace, sensation, sentiment, souvenir, le poème oscille dans sa manière évocatoire – descriptive, narrative, méditative. Cela offre une variation qui ajoute au mélange des thèmes ou des situations. Il n’enferme ni ne s’enferme. Mais au-delà du principe de cette variété, se dessine un « monde / désormais en loques (...) / et à jamais disloqué » : ces paroles rapportées d’un chanteur pourraient être celles de l’auteur, car ces poèmes montrent un monde où les individus semblent la plupart du temps se croiser sans se voir, où la fragilité naît des disparitions, qu’il s’agisse d’un ami ou d’un lieu : monde fait de séparations et de solitudes qui invitent à la mélancolie ou à la nostalgie - « la lumière de jadis » - et qui expriment avec sensibilité un regard désenchanté, sinon désabusé. Cependant, le poème ne verse pas dans une complainte du temps passé : il constate le présent, avec ses manques et dit au mieux « le rêve d’une voix transparente / tenue en réserve depuis l’enfance ». D’ailleurs, la présence d’un enfant et certaines évocations de la nature – paysages, animaux – forment un motif plus serein, qui laverait ce réel sale, à l’image d’une pluie d’orage dont les effets peuvent se lire de façon antagoniste, selon qu’on verra les effets de la pluie ou l’incapacité à sortir des apparences : « La pluie d’orage a lavé la lumière / enseignes arbres passants visages / tout baigne dans l’espace cristallin / fenêtres et carrosseries flamboient / quelques flaques d’eau scintillent / le monde est une pure splendeur ».
Le poème ne se fait pas inventaire du réel, il en propose des instants de rencontre ou de traversée. Si l’on peut penser aux notes de Jean-Luc Sarré, l’espace du poème ne se développe pas comme celui de la prose (il en va de même chez Sarré). Il ne débouche pas non plus sur une leçon ou une dimension morale : au mieux, il propose une possibilité d’interprétation (« dans l’air où flotte le regard / perce un léger sentiment d’inquiétude ») ; ainsi reste-t-il en suspens afin de se prolonger dans l’esprit du lecteur, par l’imaginaire, la réflexion, ou l’émotion, à partir de ces « grains de sable du temps atomes de souvenirs / peaux mortes infimes lambeaux d’existence / tout ce que l’air charrie et qui se mêle à la matière / flottante de nos vies imparfaites ».
[Ludovic Degroote]
Jean-Pierre Chambon, Tout venant, Ed. Héros-Limite , 216 p., 18 €