[feuilleton] Terre inculte, par Pierre Vinclair, #15.Tube

Par Florence Trocmé

[Terre inculte, #15. Tube]  
 
15. Tube 
 
   I remember  
125   Those are pearls that were his eyes.  
"Are you alive, or not? Is there nothing in your head?"  
But  
O O O O that Shakespeherian Rag –  
It's so elegant  
130   So intelligent  
"What shall I do now? What shall I do?  
“I shall rush out as I am, and walk the street  
"With my hair down, so. What shall we do to-morrow?  
"What shall we ever do?"  
135   The hot water at ten. 
And if it rains, a closed car at four.  
And we shall play a game of chess  
Pressing lidless eyes and waiting for a knock upon the door. 
 
15. 1. La cohorte de titres, gesticulant au bout des longues synapses invisibles que le texte d’Eliot déploie comme une tête de Gorgone, dessine autant que le texte même une cohérence. Il s’agit, à chaque fois, de plusieurs textes, mais tout se passe comme s’ils fonctionnaient comme des bornes entre lesquelles se déploierait le « plan poétique » d’Eliot. Selon cette hypothèse, l’intérêt de l’élucidation résiderait moins dans le fétichisme de l’enquête que dans la découverte progressive d’un « milieu » au cœur duquel le texte d’Eliot, une fois replacé, pourrait commencer à prendre sens.  
 
15. 1. 1. Derrière ce passage, on doit bien sûr trouver Shakespeare, auquel il est par ailleurs fait explicitement référence v. 128. « O O O O » est en effet, dit-on, une citation d’Hamlet, (auquel « Are you alive or not ? » ferait aussi clin d’œil) ; le shakespearian rag renverrait quant à lui à une chanson de 1912 dont sont tirés les deux vers suivants, 129-130 (« very elegant, very intelligent »), chanson parodiant un tube de 1911, « That Mysterious Rag ». Quant aux cheveux sens dessus dessous, ils renvoient à la fois à Fitzgerald, à Homère et à Shakespeare. On apprend que dans un brouillon de The Waste Land, les premiers vers de notre section étaient d’abord : I remember / the hyacinth garden. Those are pearls that were his eyes, yes! (pour le « hyacinth garden », voir # 7 ; pour le « those are pearls… », voir # 8 – vers qui vient de La Tempête de Shakespeare.) 
 
15. 1. 2. Il semble par ailleurs que la partie d’échecs du v. 137, qui éclaire le titre de ce deuxième chant, soit une référence à des œuvres où il est question de viol (voir # 12), notamment Women Beware Women, de Thomas Middleton, auquel Eliot renvoie lui-même en note.  
 
15. 2. Le rag (v. 128) est un mélange d’harmonie classique et de rythmes africains. En 1922, est-ce notre jazz, notre variété, pop, notre rap ? On voit bien que cela n’aurait pas le même effet, un poète contemporain citant un morceau de Giovanni Mirabassi, de Francis Cabrel ou de Booba. Or on ne sait pas à priori quelle fonction remplissait le rag à l’époque. Quel choix faut-il donc faire pour la traduction ? Laisser « rag », en 2015, connoterait le passé ; mais le texte anglais de 1922 ne connote pas le passé, lui ; il cherchait sans doute même au contraire à faire « moderne ».  
 
15. 2. 1. Traduire, est-ce donner un autre texte équivalent, ou donner une échelle vers le texte premier (en 12. 1. 1., on posait la même question, mais à propos de l’interprétation) ? Donner un autre texte équivalent, nécessairement : sans quoi il vaut mieux le texte d’origine, grevé de notes de bas de pages. Il n’y a pas le choix : c’est un autre texte. Donc : jazz, variété, pop, rap ? 
 
15. 2. 2. Il faut se demander ici comment le texte se sert du Rag. En l’occurrence, il me semble avoir trois propriétés importantes.  
 
15. 2. 2. 1. Dans son rapport à Shakespeare, il joue le rôle de mélodie simple (« O O O O ») et moderne : le rag, ce serait le swing contre le beau, le rythme contre le sens, le corps contre l’esprit – l’anticlassicisme ; et il s’agit en retour de dépoussiérer Shakespeare.  
 
15. 2. 2. 2. Par ailleurs, « The Shakespearian rag » est une parodie de « That mysterious rag », premier rag, semble-t-il, autant apprécié par les bourgeois blancs que par le prolétariat afro-américain.  
 
15. 2. 2. 3. Enfin, les v. 129-130 font venir le rag à la surface du texte, puisqu’ils en citent les paroles – de manière semble-t-il évidente pour le lecteur des années 1920.  
 
15. 2. 3. Quel serait l’équivalent français contemporain ? Il y a bien Youn parodiant Diam’s ... Mais on est un peu loin du clin d’œil à Shakespeare... Par contre, j’ai trouvé ça. J’en extrais les premiers mots. 
 
15. 2. 4. Si l’on pouvait, on écrirait pour traduction un poème dont aucun des mots particuliers ne traduit ceux d’Eliot, mais qui produirait exactement le même effet total. Sans quoi, au lieu de faire faire au lecteur français le même type d’expérience que peut avoir le lecteur anglais, on se contente de l’informer qu’un auteur a écrit les équivalents anglais de mots français dont on dresse la liste.  
 
15. 3. Le problème, c’est qu’il y a aussi des éléments intangibles (Shakespeare ne peut ici être remplacé par Racine, par exemple), formant le « milieu » (# 15. 1) où se déploie cet effet du poème. 
 
15. 3. 1. Ce « milieu poétique » qu’Eliot installe sous son poème est une figure de sens particulière, qui a une forme précise, dont l’élucidation est nécessaire à la compréhension du poème et qui ne préexiste pas chez le lecteur (en tout cas pas sous forme de figure : il peut avoir lu tout Shakespeare, mais il ne peut savoir à priori qu’il a besoin ici de Shakespeare et Middleton à l’exception de tout le reste). De là, l’attitude du lecteur ne peut être la même que pour un roman ; je veux parler d’humilité. Le lecteur d’Eliot est d’abord dans un rapport d’humilité parce que sa culture ne lui sert (contrairement au roman) à rien pour comprendre (et il suffit de lire pour en faire l’expérience) : le texte se dresse comme un totem mystérieux, et ne suggère pour seule piste qu’une flèche vers deux, trois œuvres aussi mystérieuses.  
 
15. 3. 2. Il pourrait alors se trouver que le fragment de texte que nous avons entre les mains n’ait été conçu que comme une sorte de tuyau pour mettre en lien, selon une figure particulière, par exemple, Shakespeare et Middleton – un tuyau ou une pédale, ou un écrou. Si c’est le cas, bien sûr, ne nous excitons pas sur l’écrou, sur le sens de la pédale, sur l’allégorie dessinée par les trois joints qui ornent ce tuyau : il n’est que l’instrument local d’une machine sémantique beaucoup plus ambitieuse, au fonctionnement beaucoup plus vaste, et qui fait tourner les uns sur les autres comme les roues d’une machine abstraite, dans des figures symboliques compliquées, quelques grands textes désignés.  
 
15. 4. Mais quand même, ne peut-on pas essayer d’interpréter ce passage ? 
 
15. 4. 1. Une interprétation prosaïque de ce passage pourrait être : quand sa femme lui demande de se souvenir (de quoi ?), le poète ne se souvient que de son propre texte – et voit Shakespeare dans le simple « O O O O » d’un rag populaire. La communication est rompue : elle est hystérique, il se noie dans la littérature. Elle veut courir dans la rue avec les femmes de mauvaise vie, et a besoin de se rassurer avec les rituels de la vie quotidienne ; lui veut rester avec ses livres. Les échecs apparaissent comme le lieu de leur rencontre, à mi-chemin du profane et du sacré, de la culture et du divertissement.  
 
15. 4. 2. Comme d’habitude, une telle interprétation laisse de côté des éléments importants, par exemple la mention des cheveux sens dessus dessous, par laquelle le texte identifie l’interlocutrice à la reine (voir # 11) dont le trône était plus haut décrit – et dont les cheveux ébouriffés se transformaient en mots.  
 
15. 4. 3. Ce n’est pas simplement que l’anecdote biographique se joue sur fond de décor épique : les cheveux ébouriffés portaient une promesse linguistique (ou poétique), puisqu’ils se transformaient en mots (en # 11). La voix féminine du dialogue jouerait donc une sorte de rôle de muse. 
 
15. 4. 3. 1. Si c’est le cas, les vers dans lesquelles elle se demande non seulement ce qu’elle doit faire, mais ce qu’il faut faire, prennent un autre sens : cette question serait celle du créateur, au seuil d’une modernité poétique qu’il contribue à instituer. La partie d’échecs acquiert alors une dimension allégorique et performative (# 11. 4) : c’est le poème lui-même, comme dispositif de pensée par coups hétérogènes. 
 
15. 4. 3. 2. Comment dans le cadre de cette interprétation comprendre que jouer aux échecs s’accompagne du fait d’« appuy[er] sur nos yeux écarquillés en attendant que ça frappe à la porte » ?  
 
15. 5. Regardez bien ce vers. Ouvrez les yeux, et attendez. Ça finira par frapper à la porte. 
 
   Je me souviens 
Là des perles qui furent ses yeux. 
« Es-tu vivant, ou pas ? Tu n’as pas une idée derrière la tête ? » 
   À part  
O O O O cette pop shakespeaherienne –  
So beautiful  
So magical  
« Qu’est-ce que j’ai à faire maintenant ? Qu’est-ce que j’ai à faire ? 
« Je n’ai qu’à courir dehors comme ça, et arpenter la rue 
« Avec mes cheveux sens dessus dessous, bon. Qu’est-ce que j’ai à faire demain ? 
« Qu’a-t-on jamais à faire ? » 
L’eau bouillante à dix heures. 
Et s’il pleut, une voiture fermée à quatre. 
   Et nous ferons une partie d’échecs 
Appuyant sur nos yeux écarquillés en attendant que ça frappe à la porte.

Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land.  
Épisodes précédents : #0 & #1, #2, #3, #4, #5, #6,#7, #8, #9, #10, #11, #12, 13, #14 
[Prochaine parution le lundi 27 avril 2015]