Etre mère n'a jamais été simple. Aujourd'hui ce ne l'est pas davantage qu'hier. Bien au contraire. Parce que les familles se décomposent et se recomposent. Sans compter que, de toute façon, il est toujours difficile de savoir qui est la véritable mère d'un enfant: celle qui l'a mis au monde ou celle qui s'en occupe et lui apprend à faire les premiers pas.
Ce thème de la maternité est celui de La femme provisoire, le dernier roman d'Anne Brécart. Qui complique encore un peu plus les choses, certainement pour aller jusqu'au bout du sujet, puisque sa narratrice se trouve dans la position d'élever un enfant qui n'est pas le sien et d'être tout juste orpheline d'un enfant dont elle a avorté.
Pour la narratrice, les souvenirs remontent à la surface avec la venue, en provenance d'Amérique centrale, de Valentin, la trentaine, trente ans après l'avoir trahi. Le lecteur ne saura ce qu'elle entend par là qu'à la toute fin du roman. Entre-temps elle opère, du fait de ce retour, des va-et-vient entre le présent et un passé qu'elle croyait définitivement enfoui.
Trente ans auparavant, après avoir avorté, une fin d'août, elle part de Suisse pour Berlin Est, où elle doit traduire en français un livre de l'écrivain Elfriede Wolf. Là elle fait la connaissance de Max le libraire, qui a une relation très particulière à certains livres ("il ne pouvait pas vivre sans avoir de leurs nouvelles"...) et de ses amis, Paul et Vladimir, qu'il avait dû connaître dans une vie parallèle.
Un samedi soir, elle est invitée à dîner par Vladimir, avec d'autres personnes, dont Max et Paul. Ils sont en tout une dizaine, parmi lesquels il y a un inconnu, Javier. Javier est le père de Valentin, dont la mère, Luisa, s'en est allée avec un autre, au bord de la mer, dans le nord de l'Allemagne. Javier dort chez les uns ou les autres en attendant de trouver un logis.
Très vite Javier et la narratrice conjurent leurs solitudes ensemble, dans les bras l'un de l'autre, dans les draps du même lit. Mais leur relation n'est pas amoureuse. Et c'est tant mieux: "L'espoir de n'en jamais tomber amoureuse me soulageait car je ne voulais plus de la légèreté et de la trompeuse évidence de l'amour, je ne voulais plus de cette sensation d'envol."
Ils savent tous deux que leur relation est provisoire et ils en sont bien aise: "Parfois l'amour tient lieu de connaissance, mais entre nous ce n'était pas le cas. Nous étions deux énigmes, autant pour nous-mêmes que l'un pour l'autre." Javier s'installe donc bientôt naturellement chez elle jusqu'au jour où il trouve un logement, provisoire, dans un immeuble qui doit être rénové.
Elle pourra l'y rejoindre quand elle veut et elle lui convient très bien cette relation précaire avec un homme libre, semble-t-il: "J'aime qu'il n'appartienne à aucun des mondes que je connais. Qu'il paraisse ainsi sans liens, sans attaches. Je passe la nuit dans ses bras, et reviens le soir comme si la nuit elle-même me menait à son immeuble."
Un jour, Javier débarque en portant son fils Valentin dans ses bras, sa femme Luisa ne voulant plus s'en occuper. Aussi sa vie change-t-elle après une promenade qu'ils ont faite tous les trois. Désormais ils forment une famille: "Nous sommes soudés par des liens invisibles, je m'en rends subitement compte, les liens immémoriaux qui font qu'une femme, un homme et un enfant sont une famille."
L'hiver passe ainsi. Elle ne pense pas à l'enfant mort dont elle n'a pas voulu: "Mais peut-être qu'il ne me quittait pas, peut-être qu'il ne me quittera plus jamais. Intimement lié à moi par sa mort même. Plus enfoui dans les plis de mon utérus que si j'avais continué à le porter et qu'il y ait eu un espoir d'en être délivrée. La mort avait soudé le foetus en moi, à mon insu."
Peu à peu Valentin s'habitue à elle. Il en vient même à l'appeler maman: "Chaque matin, dès que je l'entendais dans la chambre d'enfant, je le prenais dans mes bras et m'arrêtais devant le grand miroir au-dessus de la cheminée. Nous regardions notre reflet avec un certain étonnement. Moi de me voir en mère attentive portant son enfant. Lui de me voir si proche sans savoir vraiment qui j'étais."
Javier veut que cette famille que tous trois forment en soit vraiment une. Pour cela il se met en quête d'un nouveau logis et en trouve un, qui n'est que fonctionnel, qui est dépourvu de l'âme du grand appartement qu'ils laissent derrière eux et qui se trouve dans un autre quartier, loin de la librairie de Max. Javier lui propose même de se marier... Le provisoire n'en serait plus un.
Mais, justement, elle n'est pas sûre du tout de vouloir faire partie d'une vraie famille... La suite de l'histoire lui donne raison de s'être montrée incertaine. Et toutes les hantises, tous les fantômes qui la tourmenteront, l'empêcheront de préserver le bonheur fragile auquel ils sont tous trois parvenus... Après tant de temps, Valentin n'a demandé à la rencontrer que pour le comprendre.
Anne Brécart, dans un style fluide et élégant, prête une plume alerte à sa narratrice qui opère donc des va-et-vient entre présent et passé. Ils lui sont facilités par la présence de cet homme encore jeune qu'est devenu Valentin et qui s'est installé chez elle pour suivre des cours à l'université, ses diplômes du Nicaragua n'étant pas reconnus ici:
"Pendant qu'il me raconte sa journée, je le regarde. C'est son regard qui relie ces deux femmes, celle que j'étais, celle que je suis maintenant. Sa venue m'a comme rendu cette part de moi qui, il y a trente ans, était si étrangère à elle-même."
N'était-elle pas davantage une mère réelle qu'elle ne le pensait à l'époque?
Francis Richard
La Femme provisoire, Anne Brécart, 160 pages, Zoé
Un des livres précédents de l'auteur chez le même éditeur:
Le monde d'Archibald (2009)