Paul Auster est un romancier contemporain assez connu, et pourtant je n'avais encore lu aucun de ses livres. Je connaissais l'auteur de nom et avait mis L'Invention de la solitude dans ma wishlist et dans un coin de ma tête de telle sorte que quand je l'ai vu en occasion chez Gibert Joseph, je me suis dit que je ne prenais pas trop de risque en me plongeant dans ce bouquin...
« Avant même d'avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu'il me faudrait écrire à propos de mon père... »
Pour l'auteur-narrateur, la mort brutale de son père sonne l'heure d'une confrontation fondamentale, qui mettre aux prises l'écriture et la mémoire, l'écriture et la vie. Récit et roman, quête promise à l'échec d'un "homme invisible" éloigné par la mort, mais aussi d'une blessure intime, L'Invention de la solitude est le texte-source d'un des écrivains les plus marquants de la littérature américaine d'aujourd'hui.
J'ai beaucoup, beaucoup aimé cette première partie. On sent Paul Auster très sensible, son écriture est intime, timide et empreinte de beaucoup d'émotion et de pudeur. La façon dont il aborde la mort de son père est très touchante : au-delà de la tristesse qu'il ressent, on sent aussi la nécessité de faire un retour dans le passé et d'enrichir les mémoires de sa famille, on sent qu'il apprend également à le redécouvrir, qu'en triant ses affaires il entre dans un nouveau monde et prend conscience de l'étendue de la solitude dans laquelle peut être une personne sans que son entourage s'en rende compte. Il prend conscience de la solitude qui nous entoure tous sans qu'on le sache.
« Il est impossible, je m'en rends compte, de pénétrer la solitude d'autrui. Si nous arrivons jamais, si peu que ce soit, à connaître un de nos semblables, c'est seulement dans la mesure où il est disposé à se laisser découvrir. Quelqu'un dit : J'ai froid. Ou bien il ne dit rien et nus le voyons frissonner. De toute façon, nous savons qu'il a froid. Mais que penser de celui qui ne dit rien et ne frissonne pas ? Là où tout est neutre, hermétique, évasif, on ne peut qu'observer. Mais en tirer des conclusions, c'est une tout autre question. » p.34
Dans la seconde partie, Paul Auster laisse la place au « il » et aux personnages sans nom tels que « A. » et « S. ». Intitulée « Le Livre de la mémoire », cette deuxième partie poursuit le travail engagé dans la première moitié du roman et pousse la réflexion encore plus loin. Son approche est beaucoup plus philosophique et conceptuelle ici, puisque l'auteur s'interroge de façon plus poussée sur la façon dont la mémoire se manifeste à nous et sur la façon dont notre pensée interagit avec elle.
« Il est vrai aussi que la mémoire, parfois, se manifeste à lui comme une voix, une voix qui parle au-dedans de lui, et qui n'est pas forcément la sienne. Elle s'adresse à lui comme on le ferait pour raconter des histoires à un enfant, et pourtant par moments elle se moque de lui, le rappelle à l'ordre ou l'injurie carrément. Par moments, plus préoccupée d'effets dramatiques que de vérité, elle altère délibérément l'épisode qu'elle est en train de raconter, en modifie les faits au gré de ses humeurs. Il doit alors élever sa propre voix pour ordonner à celle-là de se taire et la renvoyer ainsi au silence d'où elle est sortie. A d'autres moments, elle chante pour lui. A d'autres encore elle chuchote. Et puis il y a des moments où elle murmure, ou babille, ou pleure. Et même quand elle ne dit rien, il sait qu'elle est encore là et, dans le silence de cette voix qui ne dit rien, il attend qu'elle parle. » p.194Si les deux parties du livres semblent au premier abord assez différentes et sans lien immédiat entre elles, on comprend au fur et à mesure que l'écriture de la première moitié du livre était nécessaire et a rendu l'écriture de la seconde possible. Comme si la mort du père de l'auteur avait débloqué le processus d'écriture. On prend alors conscience des nombreuses références à la première partie qui se cachent dans la seconde, on prend conscience de la façon dont la deuxième moitié du roman fait écho à la première et on cesse alors de considérer ce livre comme une juxtaposition de deux parties et on essaye alors de le voir comme un tout.
C'est dommage, mais j'ai eu un peu de mal à rentrer dans cette partie. Je l'ai trouvée moins personnelle, moins intime et je me suis du coup moins identifiée aux situations, aux personnes. Je pense qu'il y a plein de petites raisons à cela : les personnes nommées par leur initiale et pas par leur prénom en entier, la forme de l'écriture qui m'a fait plus penser à un journal intime, à un journal de pensées...
« Tout livre est l'image d'une solitude. C'est un objet tangible, qu'on peut ramasser, déposer, ouvrir et fermer, et les mots qui le composent représentent plusieurs mois, sinon plusieurs années de la solitude d'un homme, de sorte qu'à chaque mot lu dans un livre on peut se dire confronté à une particule de cette solitude. Un homme écrit, assis seul dans une chambre. Que le livre parle de solitude ou de camaraderie, il est nécessairement un produit de la solitude. » p.212J'ai du mal à qualifier L'Invention de la solitude de roman. Il n'y a pas vraiment d'histoire, pas de personnage phare, de telle sorte que ce livre me fait finalement plus penser à un essai. Je me suis rendue compte après ma lecture que ce livre était en fait le premier de Paul Auster, et qu'il était considéré comme celui qui éclaire toute son oeuvre, comme s'il avait posé dans ce livre les bases de sa pensée, exposé ses thèmes et problématiques phares ; je trouve que cette idée va plutôt bien au livre et c'est comme ça que j'ai envie de le voir : comme un avant-goût à la suite de l'oeuvre de Paul Auster. J'ai vu notamment parler de ce livre comme un élément, un instrument qui décrit l'art poétique de Paul Auster.
« Jamais la plume ne pourra courir assez vite pour consigner chaque mot découvert dans le domaine de la mémoire. Certains événements sont à jamais perdus, d'autres resurgiront peut-être, d'autre encore disparaissent, reviennent, et disparaissent à nouveau. On ne peut être sur de rien de tout ceci. » p.217-218
Au final, si je n'ai pas pris un plaisir fou à la lecture et que j'ai parfois trouvé la deuxième partie ennuyante, je suis contente d'avoir lu ce livre et finalement assez curieuse de découvrir la suite de l'oeuvre de Paul Auster ! J'aime l'idée d'y avoir vu l'éclairage de son « art poétique », et les thèmes qu'il aborde sont tellement universels et existentiels, que c'est selon moi impossible de rester insensible à ce livre. Certains passages m'ont plu, m'ont parlé plus que d'autres, mais je crois que c'est le cas de beaucoup de livres et je ne tiens pas rigueur à cette « mini-déception », je la vois plus comme une étape dans la découverte de Paul Auster. Si toute son oeuvre est autour du temps et de la mémoire familiale, et si le reste de son oeuvre est aussi riche que ce premier livre le promet, alors je signe immédiatement !
Avez-vous lu L'Invention de la solitude ? Si oui, qu'en avez-vous pensé ? Quel autre roman de Paul Auster me conseilleriez-vous ? Est-ce que c'est un auteur que vous avez envie de découvrir ?