Film fondateur des nombreux films de procès (ou autour des procès, comme le Maître du jeu) qui ont fait florès à partir des années 70, 12 hommes en colère est avant tout un véritable tour de force cinématographique puisque 95 % du film se situent dans une pièce où douze jurés se sont retirés afin de délibérer sur la culpabilité d'un jeune garçon dans le meurtre de son père.
D'une intelligence inouïe, Sydney Lumet construit son drame sur le débat, les argumentations et contre-argumentations plus ou moins pertinentes de chacun et fait progresser l'intrigue par le biais des discussions entre ces hommes tous différents, ayant forcément une conception personnelle de la Justice. Pari osé, qui se refuse à toute forme de sensationnalisme et se voue à respecter les unités de temps et de lieu. C'est dans la synergie éventuelle mais surtout les antagonismes entre les personnages que le script de ce huis clos puise sa force et son impact.
Ainsi, les contraintes budgétaires et techniques sont-elles magnifiquement détournées de façon à élaborer une progression subtile dans la mise en scène, avec des angles de vue qui évoluent avec le temps (on passe de plans en plongée suivis de travellings souples et de panoramiques discrets à des contre-plongées accentuant le tragique des révélations). Le scénario prend le temps de quelques pauses salvatrices, quelques jurés passent aux toilettes et un orage finit par éclater au dehors, rafraîchissant l'atmosphère qui était rien moins qu'étouffante, mais la tension ne retombe jamais très longtemps, au contraire, les diatribes s'enveniment et on n'est parfois pas loin d'un pugilat. Autre fait remarquable : ni le nom, ni l'origine ethnique de l'accusé ne sont mentionnés (mais il est important de souligner qu'on a un bref aperçu de son visage au moment de l'introduction, ce qui a une importance considérable dans la manière dont les débats s'orientent) et si les jurés font d'abord preuve de bienséance en se présentant brièvement, on ne connaîtra l'identité que de deux d'entre eux à la toute fin. L'essentiel passe dans la manière dont ces individus réagissent face à la responsabilité de mener quelqu'un à la chaise électrique - car c'est bien de cela qu'il est question. Tous n'ont pas la même haute opinion de la Justice et n'accordent pas la même importance à leur statut de juré et on s'amusera à remarquer la manière dont certains détails du procès ont été enregistrés par les uns et oubliés ou délaissés par les autres. De celui-ci qui a scrupuleusement noté les faits à celui-là qui ne cherche qu'à écourter la séance afin d'être à l'heure à un match de base-ball, une palette très large de l'humanité est représentée et se retrouve confrontée, souvent sans s'en rendre compte, à la puissance des préjugés (ethniques, sociaux, professionnels). L'importance considérable de l'intervention du juré n°8 - celui qui, parce qu'il a un doute valable, refuse de voter la culpabilité - réside dans la manière dont il remet en cause, non pas l'intégrité ou les principes de chacun, mais uniquement la manière dont les faits ont été présentés et jaugés à la Cour. Chaque fois, et malgré les accès colériques de certains de ses interlocuteurs, cet homme à l'élégance discrète (on saura uniquement qu'il est architecte) saura faire preuve d'un remarquable sang-froid afin de démontrer pour quelles raisons il estime qu'il y a la place pour ce doute, lequel empêchera constitutionnellement l'accusé d'être exécuté. On s'amusera sans doute de la légèreté avec laquelle les pièces à conviction sont manipulées, mais l'essentiel n'est pas là, ni même dans les tentatives de reconstitution des témoignages-clefs auxquelles se livreront, souvent contre leur gré, les jurés : c'est davantage dans la façon qu'ont certains de s'accrocher à des convictions qui ne reposent sur aucun fait concret mais également dans le pouvoir presque terrifiant de la maïeutique, car c'est peu ou prou à cet acte philosophique d'origine socratique - littéralement, "l'accouchement des esprits" - auquel se livre le juré n°8. Tout ce qu'il leur demande, qu'ils soient pressés d'en finir ou soucieux de bien faire, c'est de répondre à de simples questions qui les mettront immanquablement face à l'insuffisance de leurs arguments - voire à leur absence et, partant, à la fragilité de l'accusation. Certes, il se permettra de mettre en cause le travail de la Défense mais il le fait sans animosité, avec uniquement un constat amer lié au système des "commis d'office". Dès lors, insensiblement, mais irrésistiblement, les jurés changeront d'avis : quelques-uns seront convaincus par les démonstrations de leur contradicteur, d'autres seront placés devant leurs propres préjugés pernicieux.
Un tel monument filmique aurait pu ne pas fonctionner sans l'implication des comédiens, contraints de se livrer à des querelles devant une caméra pernicieuse (on passe souvent du plan américain au gros plan) qui les dévoile - littéralement puisque la chaleur les fait très vite transpirer et ôter leur veste. Mais il faut reconnaître que la distribution est excellente. Hormis Henry Fonda, d'une sobriété impeccable (cette élégance dans le phrasé est incomparable), on ne trouve dans le casting que des habitués de seconds rôles ou de productions télévisuelles, toutefois le connaisseur reconnaîtra dans le 3e juré, le plus intransigeant, Lee J. Cobb (mais oui, le Lieutenant Kinderman de l'Exorciste !).
Régulièrement classé parmi les plus grands chefs-d'oeuvre du cinéma, 12
A voir absolument.
12 angry men
Sydney Lumet
Synopsis Un jeune homme d'origine modeste est accusé du meurtre de son père et risque la peine de mort. Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote : onze votent coupable, or la décision doit être prise à l'unanimité. Le juré qui a voté non-coupable, sommé de se justifier, explique qu'il a un doute et que la vie d'un homme mérite quelques heures de discussion. Il s'emploie alors à les convaincre un par un.