Au moment où ces lignes ont été couchées sur papier, nous étions ivres. Ivres de cinéma, bien sûr.
On se doutait, bien à l’avance, que le dernier film de Paul Thomas Anderson allait nous poser quelques petits soucis, surtout dans la rédaction de notre bien humble avis. On avait (un peu) lu quelques articles de presse, et on savait que certains avaient été déroutés, perdus, un peu assommés par cette curiosité. En même temps, nous qui étions des aficionados du cinéma de PTA, nous en attendions beaucoup, et le simple fait qu’un nombre conséquent de spectateurs n’ait rien compris au film nous excitait déjà beaucoup. Non pas parce que nous avions alors la prétention de pouvoir, nous, saisir pleinement l’œuvre, mais parce que nous admirions le culot du cinéaste à pouvoir sortir ouvertement un film qui n’était totalement compréhensible que par lui-même.
Finalement, avait-on placé la barre très haute, bien trop haute ? Pas vraiment. A vrai dire, on en ressort nous aussi désemparé, incapables d’y réfléchir limpidement. Inherent Vice souffre peut-être un peu de sa longueur. Deux heures trente de paranoïa et de fumette, il faut le reconnaître, c’est un peu long. Les péripéties s’enchaînent sans cesse, les twists ne s’énumèrent plus, et l’absurdité abonde, inépuisable. Un sacré sac de nœuds dont l’on ressort le cerveau complètement anesthésié. Mais loin de nous l’idée d’être critique et de tacler l’imagination explosive (le mot est faible) du cinéaste, qui, en adaptant un roman de Thomas Pynchon, met en avant son écriture libre et inspirée. L’œuvre, nerveuse et énergique, se vit non comme une simple enquête policière à démêler (cela aurait été bien trop classique), mais comme une expérience de cinéma dans laquelle le spectateur s’immerge entièrement et peine à en sortir. Pour simplifier, tenter d’expliquer clairement et succinctement le scénario est difficile. Vouloir argumenter autour des intentions du réalisateur est absolument vain. Mais la folie d’Inherent Vice se consomme comme une drogue, peut-être d’ailleurs comme celle dont Joaquin Phoenix, parfait détective toxico des années 70, s’envoie gentiment dans près de soixante-dix pourcent du film. On s’en délecte, elle agit sournoisement, et nous fait planer bien longtemps après sa consommation. Bien longtemps après la projection, les teintes psychédéliques captées par Robert Elswit (le directeur de la photo) restent imprimées dans les rétines. La musique psyché de Jonny Greenwood, en parfaite harmonie avec quelques délicieux titres faisant échos à la vague hippie (Neil Young, Minnie Riperton [mère de Maya Rudolph, la compagne de PTA], Chuck Jackson, etc) imprègne encore les mémoires. Le flou absorbe toute perspicacité. Il y a longtemps qu’un film n’avait pas autant embrumé les synapses de son spectateur, jusqu’au point où ce dernier en perd, sans métaphore, la tête.
En écrivant ces lignes, encore vaseux, bercés par une étrange paranoïa et avec de grande difficultés à tirer des idées au clair, nous arrivons à une seule conclusion, évidente : on nous a menti ! Inherent Vice n’est pas un film ; plutôt une manipulation subtile, un sortilège envoûtant, qui inhibe toute lucidité et tout bon sens. Inutile de résister, et d’essayer d’en écrire davantage. Lorsque nous aurons décuvé et repris totalement nos esprits, peut-être alors pourrons-nous écrire quelque chose de plus clair, plus objectif, plus conscient et moins illuminé, sans voir trouble et sans tomber raide devant notre clavier.