La plus belle rue du monde
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Juan José Saer - Glose [Traduction Laure Bataillon - Le Tripode, 2015]
Article écrit pour Le Matricule des anges
L’heure de la reconnaissance française aurait-elle enfin sonnée pour Juan José Saer ? Ce ne serait que justice s’agissant d’un auteur qui y passa une bonne partie de sa vie et y écrivit la plupart de ses livres. Suite au bel accueil réservé il y a quelques mois à la réédition de L’ancêtre, voici venu le tour de Glose (1986), roman que d’aucuns considèrent comme le chef d’œuvre de son auteur.
Glose, c’est l’histoire de deux jeunes gens qui une heure durant, de dix à onze, « un beau matin » d’octobre 1961, descendent la rue San Martin - droite et ensoleillée - et discutent des tenants et aboutissants d’une fête d’anniversaire à laquelle ni l’un ni l’autre, pourtant, n’a pu assister. L’un d’eux, Leto, obéissant à quelque mystérieuse impulsion, est descendu prématurément d’un bus qui aurait dû le conduire jusqu’à son travail. Il croise bientôt le Mathématicien, de retour d’un voyage de fin d’études en Europe ; celui-ci se met à lui rapporter dans le détail la fête en question, qu’un ami lui a récemment raconté.
L’intrigue de ce roman dense, que son auteur définit comme une comédie, s’avère donc, à première vue, des plus minimes, avec son unité de lieu, de temps et d’action. Mais il ne faudrait pas s’y tromper, Saer étant maitre dans l’art de faire passer la partie pour le tout et convertir ainsi n’importe quel événement à priori banal en une puissante machine narrative. Son roman Les grands paradis, par exemple, ne racontait-il pas par le menu une journée de grillade, la décrivant dans le moindre détail jusqu’à créer une impression d’hyperréalisme presque étouffant, derrière lequel sourdait quelques inconfessables failles ?
On retrouve dans Glose la zone géographique - la ville de Santa Fe et ses alentours – qui est celle de toute l’œuvre de l’auteur (héritier de ce point de vue d’un Faulkner ou d’un Onetti), de même que la galerie de personnages qui de livre en livre la parcoure. Santa Fe, dans ce roman comme dans les autres, n’a jamais droit à un nom, restant ainsi et pour toujours « la ville », un lieu générique, celui d’où l’auteur vient. Ce fait, qui relève du hasard le plus pur (il aurait tout aussi bien pu naître à Vesoul), devient pour lui le signe même de l’arbitraire. Or cet arbitraire, qui semble par moment si bien rendre compte du fonctionnement d’un réel le plus souvent difficile à cerner et encore plus à définir (« la maison de la coïncidence », propose à un moment l’auteur), est la grande obsession autour de laquelle s’articule tout son travail. Sa fiction, dès lors, ne saurait se dérouler ailleurs que dans cette région où le hasard a voulu qu’il soit né. Il en va de même pour cette heure matinale d’octobre 1961, qui en vaut bien une autre. Et puis, pour suivre l'apostrophe de l'auteur, goguenard, dans les premières lignes du texte : « qu’est ce que ça peut faire ? ».
Le récit que le Mathématicien expose à Leto est un récit de seconde main, puisque c’est d’un certain Bouton que le Mathématicien le tient. Or, tout semble indiquer que celui-ci ne soit pas des plus fiables, ce qui pose évidemment problème pour quelqu’un obsédé par la vérité et l’exactitude comme peut l’être le Mathématicien (d’où son surnom). Il va dès lors s’agir de rétablir dans la mesure du possible une certaine forme de vérité impartiale au récit, en se basant sur ce que chacun des deux interlocuteurs sait (ou ne sait pas) des personnes présentes lors de la fête, et ce quand bien même eux (les deux interlocuteurs) brillaient par leur absence.
Une couche supplémentaire ajoute de l’incertitude au récit, celle du narrateur (de l’auteur ?) qui, plus d’une fois, au détour d’une de ces longues phrases virtuoses, jamais avares de virgules, qui font le sel du style saérien, rappelle au lecteur sa présence. L’affaire se compliquera encore lorsque nos deux compères croiseront leur ami commun Tomatis, présent à la soirée d’anniversaire, qui leur proposera à son tour sa version des faits, fortement sujette à caution, la mauvaise foi s’y disputant à la médisance la plus éhontée.
Saer propose donc un impossible : reconstituer « objectivement » des faits passés, quand bien même ceux qui prétendent à l’exercice ne sauraient aucunement se défaire de leur propre subjectivité (et que ses subjectivités s’accumulent en de belles couches). Le roman, bien évidemment, en fait son beurre, à tous les niveaux d’un récit complexe qui s’attarde autant sur la fête que sur ceux qui prétendent la reconstituer.
Ainsi, les personnages, malgré qu’ils semblent arborer un profil très défini, presque caricatural, de fable, ne s’en révèlent pas moins beaucoup plus complexes. D’importants fragments de leur histoire personnelle nous sont livrés au fil des digressions (car Glose est un texte fondamentalement digressif), allant parfois jusqu’à la faire résonner avec celle de l’Argentine, notamment lorsqu’il est question des années de dictatures et de lutte armée marxiste. Ce petit bout de monde choisi comme cadre pour le roman s’avère donc un pivot autour duquel tournent beaucoup d’autres ; à venir quand il s’agit de la dictature et de la guérilla ; passés quand il s’agit du suicide du père de Leto ou d’un moment d’humiliation intense qui a marqué le Mathématicien au fer rouge et que celui-ci nomme « L’Épisode » (« Si le temps était comme cette rue, il serait facile de revenir en arrière ou de le parcourir en tous sens », pense l’un des personnages).
Une comédie, disions-nous, où il sera question de moustiques et de chevaux qui trébuchent ou ne trébuchent pas selon les point de vues lors d’une joute philosophique qui finie par se mordre elle-même ; de peinture en dripping ; d’un pantalon blanc qu’il ne faudrait surtout pas tâcher ; de tripotages dans les fourrés ; d’alcool ; de poésie ; d’amitié, etc. Une comédie dans son apparence extérieure, une heure de marche racontée en temps réel et en distance réelle (trois parties, trois fois sept cent mètres) et dont l’auteur, par ses interventions ironiques, contribue à accentuer la légèreté. Il y a de ce point de vue de magnifiques moments, tel celui où les deux personnages se mettent à marcher à l’envers. Pourtant, derrière ce rideau, celui d’une matinée ensoleillée a priori sans conséquence, guette cachée une réalité plus trouble, une lutte qui s’opère au sein même des personnages et où la clarté du jour contraste violement avec l’opacité d’un magma incertain, une fange où l’être n’arrive qu’à grand peine à faire face à lui-même. Saer, à sa façon, est un écrivain existentialiste, qui n’a d’ailleurs pas peur de faire remonter l’inquiétude métaphysique jusqu’à l’incertain limon originel. Une certaine brutalité « ancestrale » est toujours rampante chez Saer, et l’homme selon lui, pour civilisé, élégant qu’il soit, ne saurait s’en défaire complètement (c’est d’ailleurs précisément le sujet de L’ancêtre, où à travers le portrait d’indiens cannibales en proie à une nature qui les dépasse, c’est un véritable mythe fondateur pour son œuvre entière que l’auteur propose).
Saer nous dit qu’il n’y a pas d’unité, que le monde est trop contradictoire pour se laisser organiser en discours cohérents ou fiables (d’où l’impossibilité de reconstituer une fête qui à chaque nouvelle description se fait de plus en plus confuse), ou en beaux damiers (l’auteur se moque à plaisir des prétentions rationnelles des villes du continent américain), et que même le moi est une affaire trop complexe et fragmentée pour ne pas générer de l’inquiétude (ainsi du rêve du mathématicien, plongé dans la frénétique contemplation de multiples représentations de lui-même jusqu’à disparaitre).
Glose est un grand texte réaliste sur l'impossibilité de tout réalisme, où l'absurde s'ouvre en grand, un trou noir prêt à tout emporter, êtres et matières, discours, théories, sens et non-sens. L'humour, sarcastique, parfois grinçant, à d'autres moments plus badin, fera avaler plus facilement à certains la pilule d'un style au phrasé ultra-virtuose. Moins sec que La majeur, moins sombre que Cicatrices ou Le tour complet, tout en restant un de ses romans les plus ambitieux (à part égale avec le posthume et inachevé Grande fugue), il constitue à n’en pas douter une porte d’entrée idéale dans le corpus saérien, une des œuvres les plus remarquable des lettres latino-américaine du XXème siècle.