Magazine Côté Femmes

ALBER Ier

Par Aelezig

Article de Vogue - Mars 2015

Jeanne Lanvin a trouvé un autre prénom à sa marque pionnière, créée en 1885. Alber. Ou comme Professeur Elbaz, soucieux du désir féminin et d'une légèreté volubile en matière de porter. A l'occasion d'une première rétrospective "Jeanne Lanvin" au palais Galliera, le créateur d'origine israélienne reçoit dans son bureau protégé de tentures de velours gris et de canapés noirs. Et s'allonge pour évoquer ces années-là. Cabinet de création sombre mais cerveau lumineux.

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On n'est pas arrivé si tôt chez Alber, 11h30 d'un matin pas comme les autres, un matin de "Je suis Charlie" et de tous ces événements. Triste pluie dehors. Mais l'homme a quand même pris le temps de recevoir dans son bureau plongé dans un noir d'encre, des rideaux de velours gris et fermés aussi lourds que ceux des habitations cossues florentines, puis des canapés noirs pour s'allonger et parler au docteur Elbaz. Car le scanner humain de ce Toulouse-Lautrec, trench léger et foulard noué en cravate, fonctionne toujours bien dans ce cabinet qui s'apparente à celui d'un psy. Voila douze ans de réflexions au sein d'une maison où le nom de Jeanne, sa fondatrice, a trouvé un autre prénom, Alber. Cet Israélien d'origine, ayant fait son service chez Geoffrey Beene, Guy Laroche et surtout Saint Laurent, est un créateur qui parle de soi au travers d'autres questions que celles réellement posées. Le "Woody Allen of fashion", doux nom de ses débuts, garde toujours ses distances, et ses angoisses, mais il les assemble désormais avec des coutures apparentes assumées. Au moment où l'on célèbre le style Jeanne Lanvin lors d'une prochaine exposition au musée Galliera, voilà l'occasion de faire le point avec ce gastronome textile épris de recettes légères sur la féminité, le désir et tous ces autres mots rares.

Alber Elbaz : Installez-vous. Vous voulez du raisin ? Tenez. On m'a dit qu'il y avait un régime de raisins, et que si on en mangeait durant sept jours, on maigrissait de sept kilos. Alors, allez-y, faites-vous plaisir...

Des raisins jusqu'à l'overdose ?

Oh, il y a une overdose de tout en ce moment. En premier, dans mon métier. Je dis toujours que pour créer une robe, je n'ai pas besoin de sept étages de cet immeuble !

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La mode ne pourrait-elle pas devenir un peu plus "gluten free", et réduire sa cadence des précollections, par exemple ?

Mais elle n'est pas que 100 % fat non plus. Quoique ! On vient de faire le look-book de la précollection et on a fait durant le shooting le making-of de la séance. Donc il y a une équipe qui photographie pour savoir comment on photographie ! Un vrai millefeuille. Mais la personne que je peux accuser pour l'accélération du système, c'est aussi moi. Il y a douze ans, j'ai commencé une petite capsule telle une précollection. Cela existait déjà ailleurs, mais c'était en toute discrétion, comme une vente des best-sellers. Et l'on s'est mis à photographier cette collection, à la mettre en ligne... et le piège s'est refermé. Les précollections sont devenues plus importantes pour l'image que pour la vraie vie. Et on a peut-être perdu l'essentiel. Car ce sont désormais des lignes médiatiques. Ce qui est important de garder dans le luxe, c'est l'intuition et le mystère, voilà.

Le mystère ? Avec la prolifération des réseaux sociaux, c'est un vrai défi.

Aujourd'hui, c'est cent fois plus facile de commencer, bien plus difficile de durer. La mode n'a pas été épargnée par le côté The Voice du sujet : en deux minutes tu es chanteur ou designer, en trois minutes tu deviens célèbre, puis en quatre autres minutes, tu fais la pub pour Weight Watchers en ayant perdu vingt kilos en deux jours. Et après quoi ? Margaret Thatcher disait qu'à son époque, les gens étaient connus pour ce qu'ils faisaient. Aujourd'hui, être connu, c'est déjà un métier en soi.

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Aujourd'hui, la "lumière" est sur Jeanne Lanvin et son exposition à Galliera ?

Je suis content que cela soit au musée Galliera et de collaborer avec son directeur, Olivier Saillard. Je l'ai rencontré lors de l'exposition Madame Grès au musée Bourdelle, et je suis tombé par terre. C'était magnifique. Il m'a presque rencontrer Madame Grès. A la fin, c'était comme si je l'avais vue.

Quel est le but de cette exposition ? Vous n'exposerez pas vos créations.

Je ne voulais pas mettre mes vêtements car je suis superstitieux, je ne voulais pas écrire ma biographie encore vivant. Je laisserai ici à mon équipe le soin de le faire. Ils le feront quand je ne serai plus là (rires).

Mais vous êtes encore chez Lanvin, non ?

No breaking news. Désolé.

Que va-t-on apprendre de Jeanne Lanvin et de cette exposition ?

Du sentiment. Pas que de la chronologie. L'idée, c'est de vouloir tout toucher (virtuellement, ndlr) et de ressortir avec l'esprit un peu flottant. Mais je ne voulais pas d'une bibliothèque visuelle. Grâce à Olivier Daillard, on eset arrivé à faire une exposition autour du rêve. Je n'ai pas envie que les gens sortent de l'expo avec dans la tête : "En 1911, Jeanne Lanvin a fait une robe pour la princesse Whatever... de Neuilly", mais plutôt avec "J'aime Jeanne Lanvin". C'est une approche pour la faire connaître. Elle était la plus mystérieuse et la moins connue des créatrices femmes. Pas un génie de marketing comme Chanel, pas une conceptuelle comme Schiaparelli, pas un maître du volume comme Vionnet. C'était qui Jeanne ? Une vraie travailleuse. La pionnière d'une idée de lifestyle avec un sens des nécessités autour de l'homme, de la femme, de l'enfant et de la décoration.

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Il y a quelques annés, vous affirmiez : "Je fais des robes pour que les femmes puissent reprendre du dessert." C'est toujours d'actualité ?

Oui, je ne suis pas un styliste qui ressemble à Hercule, faisant des habits athlétique  pour des femmes en taille 2... Du fait de mon embonpoint - et je n'irai pas plus loin -, disons que j'ai développé un sens aigu de la légèré et du confort.Toutes ces choses que je n'ai pas naturellement. Ce sont des choses que je réalise bien plus aujourd'hui. Ma recherche, c'est de comprendre aussi mon confort... de créer. Pourquoi suis-je plus à l'aise dans une chambre noire, et non dans une pièce baignée de lumière naturelle ? J'ai trouvé une réponse dans un livre de Borges, L'aleph. Il était presque aveugle. Quand il écrivait, il disait qu'il n'avait pas besoin de voir car il devait se voir lui-même. C'est la même chose quand on crée, on n'a pas besoin de voir trop d'images ou trop de jupes en provenance du marché aux puces de Londres. On peut se voir juste soi-même. Voir ses envies, trouver son désir. Et ça, c'est peut-être un travail de femme. Les hommes commencent avec le fantasme, et les femmes avec le désir. Voilà la différence. Je suis homme, je suis femme, d'un point de vue de designer, j'entends. Je vis avec un homme, mais j'adore les femmes.

Vous êtes devenu un peu français depuis le temps que vous créez à Paris ?

Un peu, c'est vrai. Mais j'aime bien les Français. Les Français travaillent comme des laborantins, et quelquefois comme des rats de laboratoire ! Ils pensent. Trop ? Peut-être. Mais ils ont donné aux stylistes les clés de toutes les possibilités. Beaucoup de maisons française ont pris des étrangers. On ne voit cela dans aucun autre pays du monde... Voilà, ça c'est la fameuse liberté, celle que l'on va défendre dans la rue. Liberté d'expression, de faire, de créer et de pouvoir être. En France, il y a une question, et un vide à remplir. C'est toute la différence. Il n'y a pas quatre murs dans une pièce française, il y en a beaucoup plus, et c'est à vous de les assembler comme bon vous semble.

Qu'est devenue la femme Lanvin ?

Demandez à Mademoiselle Agnès. La femme Lanvin a peut-être un peu grossi.

Quoi ?

Oui, dans sa tête. Mais je pense qu'elle ne s'est pas injectée trop de botox et de silicone. Elle a quelques rides de plus, soit, mais elle est encore super élégante. C'est une très belle femme. Elle a peut-être quelques cheveux gris en plus, mais elle croit que c'est de l'or ou de l'argent.

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J'ai quelques mots pour vous comme... sexe ?

Oops, qu'est-ce que vous voulez ? C'est comme manger. Une pizza, c'est sexe, non ?

Et docteur ? Sexe !

(rires). Je les adore, commeles hôpitaux. L'Hôpital Américain, j'y suis célèbre, tellement hypocondriaque. Cela me relaxe d'être là-bas, c'est une place où je ne contrôle plus rien. Je me laisse faire. Et on prend soin de moi.

Dans dix ans, vouss vous imaginez comment ?

J'ai un plan. Le lundi, j'adorerais aller étudier ; le mardi, enseigner ; le mercredi, travailler dans un hôpital ; le jeudi, prendre un taxi et aller quelque part pour aider ; vendredi, voir les amis ; samedi, passer du temps avec la famille ; et le dimanche, être seul. Voilà, j'imagine avoir du temps.

Votre métier ? Quelle philosophie ?

Un ascenseur qui monte et qui descend, aussi protecteur que claustrophobique. Mais quand je travaille sur un vêtement, je ne vois plus le visage du mannequin qui l'essaie. Je ne vois que volume, forme, matière et les problèmes. Après, j'espère ne voir que le visage de celles qui portent mes robes ou mes manteaux. Voilà, toujours mon ambition.


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