Voltaire ronge son frein au Château de Cirey, en Lorraine, où il a dû s'exiler pour cause de lettres philosophiques. Mais l'hospitalité de la Marquise du Châtelet, dont le mari est propriétaire des lieux, a des limites, d'autant que ladite Marquise ne s'y trouve pas. Le philosophe n'a plus qu'une idée en tête : s'évader de cette prison et rentrer à Paris, coûte que coûte.
A croire que tout philosophe qu'on soit, on n'en a pas moins un sixième sens, puisque, pendant que Voltaire se morfond en mangeant des mirabelles et autres spécialités locales invariables, Emilie s'est trouvée un nouveau chevalier servant. Et ce n'est pas n'importe qui : Maupertuis, scientifique, astronome, mathématicien et, pire que tout, sans doute, aux yeux de notre héros, Académicien !
Alors, quand Voltaire, plus courageux que jamais, réussi enfin à se faire la belle et qu'il arrive, frétillant, dans la capitale, il en reste comme deux ronds de flan. Maupertuis ? Emilie ? Sa marquise avec Maupertuis ? Le temps de se remettre du choc et le philosophe préféré des marquises va rapidement trouver un moyen de reprendre l'avantage sur son savant rival.
En effet, pendant qu'il se démenait pour réussir une évasion qui inspirera forcément Houdini, plus tard, la Marquise héritait d'une bien vilaine surprise : en ouvrant un placard, la voilà avec dans, ou sur les bras, ou les deux, le corps sans vie d'une de ses servantes. Une mort pas vraiment naturelle, il va sans dire... Et, bien que Marquise, ces choses-là ne se font pas. "Mme Duch" encourt quelques gros ennuis.
Heureusement pour elle, Super-Voltaire, perruque au vent, sagacité exacerbée et intrépidité décuplée, est là. Lui seul peut, par son intuition, déjà éprouvée lors des précédents volets, sortir sa chère marquise des beaux draps dans lesquels elle se trouve (et sans doute avec un autre...). Une nouvelle enquête loin d'être simple, car Voltaire est interdit de séjour dans la capitale et la maison de la marquise, dans ces pénibles circonstances, est tout sauf un havre.
Alors, toujours escorté de son fidèle et indispensable abbé Linant, un acolyte qui a au moins le mérite de mettre en valeur son employeur, Voltaire se lance à la chasse à l'assassin, tout en essayant lui-même de ne pas finir embastillé. Une double activité qui va lui demander créativité, roublardise, diplomatie et surtout, une sacrée condition physique, car il ne va que rarement se poser lors de cette aventure.
Sans oublier que rôde un danger plus terrible encore que la police de Monsieur Hérault, lieutenant général de police et ennemi pas si juré que ça de Voltaire. Une menace effroyable que veut par-dessus tout éviter le philosophe. Un personnage dont la seule évocation fait courir le long de son échine un frisson glacial... Et ce danger, c'est... Jean-Philippe Rameau, le fameux musicien, à qui celui qui se rêve tragédien de talent a promis un livret d'opéra, dont il n'a bien sûr pas écrit le premier mot...
Dans ces conditions, c'est un vrai Zébulon emperruqué que nous suivons à travers Paris, menant son enquête et sa fuite de conserve (sans doute des boîtes de lentilles, allez savoir...), dans une folle sarabande. Que ne ferait-on pour reconquérir une Marquise égarée par l'absence et proche de céder aux avances d'un vulgaire scientifique avec qui elle pourrait mener tant d'expériences, même les plus... intimes ?
Alors, il se démène, le Voltaire, il se multiplie, même, filant de refuge en refuge, fuyant tout aussi vite après avoir, comme à son habitude, exaspéré son prochain, disparaissant avant qu'on dénonce cet importun, qu'on aurait dénoncé bien avant si on avait su... Et tout cela en suivant la seule piste étrange laissée par le meurtrier de la servante des Châtelet : une poupée un tantinet agressive...
Les enquêtes de Voltaire sont rarement prise de lenteur, mais celle-ci est plus mouvementée que jamais. Le philosophe y est une espèce de lapin Duracell increvable, capable d'épuiser à lui seul l'ensemble des participant du marathon de Paris. Enfin, quand j'évoque l'énergie qui le meut, ce serait plutôt, vu le sujet central, un genre de mécanisme avec une clé pour le remonter. Sauf que celui que Voltaire a dû se fausser au contact de l'air de la capitale et il est emballé.
Ce cinquième volet va à 200 à l'heure et l'on retrouve notre trublion préféré, plus agaçant et pourtant séduisant que jamais, l'orgueil au vent, fouetté par la relation de SA marquise avec un bélître d'académicien, à la poursuite d'un bien mystérieux adversaire qui semble vouloir faire des jouets de véritables armes de guerre.
Frédéric Lenormand, comme il l'avait fait dans les précédents tomes, s'inspire des modes et des toquades de l'époque. Ici, ce sont les débuts des travaux de Vaucanson qui l'inspirent. Celui qui va populariser les automates, provoquant un étonnement immense dans toute l'Europe avec ses personnages animés plus vrais que nature.
Mieux encore, l'auteur s'enhardit et instille carrément une touche de steampunk en plein siècle des Lumières. Pardon ? Le steam... quoi ? Ah, petite minute d'initiation à un genre littéraire en pleine essor et même, pas loin de devenir une mode. La partie importante, c'est "steam", la vapeur, en anglais.
Le steampunk, rassurez-vous, je fais bref, est un mouvement littéraire, et même plus large, d'ailleurs, qui s'inscrit traditionnellement dans le XIXe siècle où la vapeur est l'énergie qui permet à la révolution industrielle. C'est un genre très souvent science-fictif, car il revisite à sa façon cette époque et l'on peut aussi l'appeler rétro-futurisme. Pour plus d'explications, rendez-vous sur votre moteur de recherche préféré, vous devriez trouver des sites bien plus détaillés.
Mais, avant James Watt, père putatif du steampunk, il y a eu Denis Papin, chez nous, cocorico (enfin, pas tant que ça, puisque, calviniste, il a passé une grande partie de sa vie en exil...) ! Lui aussi travailla sur la force motrice de la vapeur et sut l'apprivoiser pour quelques inventions marquantes. Le facétieux Lenormand joue avec cela pour créer un adversaire à la mesure du génie de la philosophie, et le lecteur regarde se déployer ces trouvailles originales.
Jamais l'auteur n'aura autant été en phase avec son histoire, d'ailleurs, puisqu'il y est question de jouets et que l'on sent bien que lui même joue avec ses personnages et ses éléments d'histoire, comme le marionnettiste mettant en mouvement ses poupées de ficelle et de papier. Il s'amuse, Frédéric Lenormand, et nous avec.
Voltaire cabotine dans tous les sens, multiplie les niches et les traits de son esprit acéré, se débat contre le sort contraire avec l'énergie de désespoir de l'amoureux presque éconduit. Il redouble d'ardeur pour sauver sa marquise et, dans cette quête, il surmonte chaque obstacle à sa façon, même parfois, les plus surprenantes.
Saura-t-il reconquérir le coeur de sa belle Marquise, devra-t-il retourner, la perruque défaite, dans sa geôle lorraine ou bien, pire encore, profitera-t-il du confort, somme toute sommaire, d'un autre Châtelet, bien moins accueillant que la famille du même nom ? Voilà les différents enjeux, dont le premier, démontrer l'innocence d'Emilie, en découvrant qui a pu attenter à la vie d'une de ses servantes.
J'ai parlé de Rameau, mais ce n'est pas la seule figure connue que croise Voltaire dans sa virevoltante aventure. On y rencontre aussi un Montesquieu vieillissant, que le féroce Lenormand n'épargne pas lui non plus, mais aussi la marquise du Deffand, femme de lettres et maîtresse de cérémonie d'un des grands salons de la capitale.
Les questions sociales, l'ébullition qui commencent à apparaître dans la société d'Ancien Régime, est moins présente dans cette histoire, où l'on reste entre gens du monde, la plupart du temps. Mais la religion est bien présente, et ce diable, dans tous les sens du terme, de Voltaire s'en joue avec espièglerie et sarcasme.
Comme toujours, pour cette série, on trouve en fin d'ouvrage toute une série de textes et citations, signés par Voltaire pour la plupart, mais par d'autres acteurs de l'époque, également, dans lesquelles puisent Frédéric Lenormand pour alimenter sa fiction en restant au plus près de son personnage. Et le sautillant énergumène, remonté comme un mécanisme d'horlogerie, prend vie.
Et puis, comment ne pas évoquer un personnage secondaire qui marquera forcément durablement le lecteur : Aldeberge de Mâchicoulis. Oh, que j'aimerais vous parler d'elle plus avant, vous donner l'image qui m'est spontanément venue à l'esprit en rencontrant cette veuve pas tout à fait ordinaire. Ne la ratez pas, elle devrait vraiment vous faire passer de bons moments, par sa pétulance et son extravagance.
Vous l'aurez compris, si vous avez déjà goûté aux enquêtes de Voltaire, cette nouvelle mouture est une réussite, drôle, inventive, sans temps mort, avec quelques scènes d'anthologie comme sait si bien les mettre en scène Frédéric Lenormand. Un vent de folie douce, mais philosophique, attention, qui fait un bien fou et muscle les zygomatiques.
"C'est parce le monde est absurde que les hommes comme moi sont nécessaires", déclare, avec sa modestie coutumière, le phare de la philosophie, sous la plume de celui qui lui redonne vie. Et, force est de reconnaître qu'en ce début d'année où l'on pourrait chercher un sens aux événements sans risque d'en trouver, les sourires et les rires que provoque cet inénarrable Voltaire sont un bienfait. Un salut public.