Où est passé l'avenir ?
Je pédale, donc je suisCaravane. «Devant le bistrot de la place de l’église, le cafetier accrochait à la porte une ardoise où il avait inscrit les trois premiers de l’étape du jour.» Il y avait le Tour de France, Miroir Sprint, Liège-Bastogne-Liège, Fausto Coppi et Bartali, vas-y Bobet, les sprints de Darrigade et de Rik Van Looy, Charly Gaul et Bahamontès, les pavés de l’Enfer du Nord, les Six Jours, la caravane qui jetait une casquette ou un chewing-gum… Aujourd’hui, le mythe du vélo, né sur le Tourmalet, aux portes des grandes usines ou au cinéma - du tragique Voleur de bicyclette (Vittorio de Sica, 1948) au burlesque Jour de fête (Jacques Tati, 1949) - renaît dans les places et les rues des villes. Nouvelle utopie, nouvelle révolution - «cyclistes de tous les pays, unissez-vous !» -, où la prise du Palais d’Hiver est remplacée par la location du Velib’.
Face à la montée d’un «urbanisme galopant qui menace de réduire la ville ancienne à une coquille vide, de la transformer en décor pour touristes ou en musée en plein air», la bicyclette peut en effet «aider les humains à reprendre conscience d’eux-mêmes et des lieux où ils vivent». Elle redonne sens «au beau mot de mobilité», brise «les barrières physiques, sociales ou mentales qui ankylosent la cité», aère l’étouffoir en quoi l’a réduite la pollution, associe «urbanité, sourire, ordre et décontraction», impose «une conscience plus aiguë de l’espace, et aussi du temps». Non seulement la pratique cycliste est «une épreuve existentielle fondamentale» - «je pédale, donc je suis» - mais, de plus, devenant collective, elle réalise, mieux que toute politique, le mariage de l’égalité, de la fraternité et de la liberté. C’est beaucoup, dira-t-on. Mais, à lire Eloge de la bicyclette que publie Marc Augé (écrit avec délicatesse : les accents «visionnaires» sont tempérés par l’ironie, les rappels historiques des épopées vélocipédiques de Coppi et Bartali teintées de nostalgie), on n’est pas loin de vouloir s’embarquer vers ce pays (Véloland ?) dont l’utopie, n’était le poids du «monothéisme pétrolier», ne paraît pas si irréalisable.
Le hasard fait qu’en même temps que ce petit livre paraissent Où est passé l’avenir ?, théoriquement plus exigeant, et le numéro spécial (1) que la prestigieuse revue l’Homme (fondée par Emile Benveniste, Pierre Gourou et Claude Lévi-Strauss) consacre à Marc Augé. Aussi peut-on les utiliser comme des balises grâces auxquelles est rendu visible tout l’itinéraire de l’anthropologue, qui, des premières recherches sur les Alladian (vivant entre mer et lagune, non loin d’Abidjan), la sorcellerie, les systèmes de pouvoir, les religions traditionnelles de la Côte-d’Ivoire, de la Haute-Volta ou du Togo, l’a conduit à une «anthropologie du quotidien» (la Traversée du Luxembourg, Un ethnologue dans le métro), à l’observation de la pluralité des mondes contemporains et des «non-lieux» de la «surmodernité» (autoroutes, parcs de jeux, salles d’attente, aéroports, parkings, centres commerciaux, où des milliers de personnes se croisent sans se rencontrer).
«Leçon». Dans ses derniers ouvrages, Augé s’est intéressé aux modes de production de la mémoire culturelle et au sens du temps dans les sociétés contemporaines, caractérisées par une lente disparition de l’horizon du passé. Dans Où va l’avenir ?, inscrit dans la perspective d’une anthropologie comparée des représentations du temps, il analyse ce qu’il nomme l’«idéologie du présent», laquelle, par l’afflux d’images et de messages, par l’effet des technologies de la communication instantanée et de la marchandisation de tous les biens matériels et culturels, emprisonne l’individu soit dans un «refus radical» - à quoi «seules des formes religieuses exacerbées sont susceptibles de fournir l’apparence d’une armature théorique» -, soit dans un «consumérisme conformiste et passif».
Tous les systèmes d’organisation et de domination du monde ont «produit des théories de l’individu, du monde et de l’événement». Le système de la globalisation n’échappe pas à la règle. Il élabore justement cette idéologie du présent, qui impose aux consciences individuelles et aux représentations collectives l’idée que «le passé n’est plus porteur d’aucune leçon et [qu’] il n’y a rien à attendre de l’avenir». La chape d’un présent immobile immobilise le monde en le coupant de ses repères historiques, et, ainsi, le rend réceptif ou l’accoutume à la présence de la violence. No future, no hope ? Marc Augé ne cède guère aux sirènes du pessimisme et laisse entrevoir que «l’idéal souvent proclamé de l’éducation et de la science pour tous» peut, si on en pense les conditions, devenir une utopie réalisable. Comme celle de la bicyclette. On connaît l’«effet papillon», qui fait qu’un battement d’ailes d’un insecte au Brésil peut entraîner une tornade au Texas. Et s’il existait, dans le monde des hommes, un «effet coup de pédale» ?
(1) Parmi les signataires de ce numéro, on trouve Jacques Le Goff, Françoise Héritier, Georges Balandier, Emmanuel Terray, Elisabeth Roudinesco, Paul Virilio, Marc Abélès, Hubert Damisch, Didier Fassin… L’article d’ouverture, de Jean-Paul Colleyn et Jean-Pierre Dozon, retrace l’itinéraire d’Augé et situe son travail dans l’histoire de l’anthropologie contemporaine.
Marc Augé Où est passé l’avenir? Editions du Panama, 192 pp., 18 euros. Eloge de la bicyclette Payot «Manuels», 94 pp., 11 euros. L’Homme - Revue française d’anthropologie L’anthropologue et le contemporain - Autour de Marc Augé Numéro spécial 185-186, janvier-juin 2008, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 556 pp., 35 euros. Auteur de l'article : ROBERT MAGGIORI Lu dans le journal Libération