Jeudi 8 avril 1915, nous avons croisé ces vendeuses de lait « à sonnettes »

Par Cantabile @reimsavant

Au bureau, quand j'arrive, les camarades parlent entre eux de cette séance des plus bruyantes, de cette démonstration de notre artillerie véritablement extraordinaire et, comme je ne saisis pas de quoi il s'agit, Cullier me demande en riant :

" Vous avez bien dormi ? "

Ma réponse est toute naturelle :

" Oh ! très bien, je profite du calme, cela n'arrive pas tous les jours. "

Guérin, lui, est incrédule ; il m'apostrophe alors ainsi :

" Voyons, ce n'est pas possible, tu te f.. de nous ? "

Je prends mon air le plus sérieux pour lui dire :

" Mais pas du tout, je t'assure que j'ai fait une excellente nuit. "

" - Eh bien, me dit-il, tu as bon sommeil quand tu t'y mets. "

On m'explique alors ce qu'il en a été de la soirée d'hier et je l'entends raconter exactement, d'autres parts, dans le courant de la journée.

- Le Courrier de la Champagne publie aujourd'hui ceci :

Du lait !
Grand émoi parmi nos ménagères !
Depuis quatre jours, sans avis préalable, le lait a complètement disparu de la consommation. Et pourtant, Dieu sait avec quelle impatience était attendu le passage des laitières ambulantes et combien grande était leur clientèle ! Suppression fort pénible surtout pour les ménages (il y en a encore) ayant de jeunes enfants. Pareille disette s'était fait sentir au début de notre siège (çà bientôt le huitième mois) mais depuis, la municipalité avait pu assurer ce ravitaillement avec une grande régularité.
Espérons que cette défaillance n'est que passagère et que bientôt, prévenus par la sonnette, les ménagères pourront, comme avant, accourir au passage des petites voitures dispensatrices du précieux aliment.

Dans un article paru le 11 mars 1915, Le Courrier avait fait, des laitières circulant en ville, un éloge très largement mérité. Voici ce qu'il en disait :

Dans Reims
Depuis bientôt six mois que les Boches s'acharnent sur notre cité qu'ils couvrent de ruines et dont ils assassinent les paisibles habitants, ils imposent à tous ceux d'entre nous qui ne l'ont pas quittée, des angoisses de tous les instants.
El le nombre de ces fidèles rémois, attachés à leur ville, est encore respectable ; la municipalité veille, avec un dévouement et un esprit d'organisation qu'on ne saurait trop louer, au ravitaillement de nos concitoyens dans les meilleures conditions possibles.
En traversant nos rues presque désertes, nous avons croisé ces vendeuses de lait " à sonnettes ", comme on les désigne généralement, poussant leurs petites voitures jaunes, sur lesquelles sont les cruches et les bouteilles à lait.
Leur tâche est parfois bien périlleuse. Les obus, pour nous arriver, ne choisissent ni le quartier ni l'heure ; mais ces vaillantes ont conscience du service qu'elles rendent à notre population et elles continuent d'aller et venir, assemblant, par le signal de leurs sonnettes, les mères de famille qui font cercle autour de leurs voitures, pour s'approvisionner de cette denrée si nécessaire qu'est le lait.
Nous nous rappelons encore quels soucis accablaient les familles où il y avait et des enfants et des malades, alors que, dans le courant de septembre, le lait faisait presque totalement défaut.
Depuis octobre, grâce à ces humbles et dévouées distributrices, nos divers quartiers ont eu la possibilité d'un ravitaillement régulier. Maints bébés, quoique habitant les caves, doivent à ces humbles ouvrières, le rose de leurs mines éveillées, et les mamans l'exemption d'angoissants soucis.
Il nous a paru bon, équitable, de leur consacrer ces lignes, pour perpétuer le souvenir de leur obscure mais bien utile tâche.

- À 21 heures, exactement, un bombardement très serré commence. Les obus arrivent brusquement, comme dans la nuit du 21 au 22 février, par rafales de six se succédant rapidement ; le tir, extrêmement violent, n'a que de courts moments d'accalmie, suivis de reprises terribles.

Il tombe plusieurs gros calibres aux alentours de la rue Bonhomme.

Au sous-sol du 8, où je suis descendu sans tarder avec le petit sac de voyage renfermant le plus précieux de ce que j'ai à sauver, notamment une paire de chaussures et un peu de linge, je m'installe, seul aujourd'hui des habitants du voisinage qui se réunissaient pour se grouper immédiatement, en pareille circonstance.

Éclairé par une lampe Pigeon, la nuit me paraît interminable dans le fracas épouvantable qui me tient cependant continuellement éveillé. J'ai largement - eh oui ! - le temps de réfléchir, de fumer quelques pipes et même de me recueillir comme il convient, l'esprit néanmoins toujours plus ou moins tendu par les sifflements et les explosions. Celles-ci sont plus nombreuses encore que précédemment, car au matin, on peut estimer environ de dix-huit cents à deux mille, le nombre de projectiles tirés par l'ennemi sur Reims.

Pendant cette nouvelle séance de bombardement effroyable, huit obus sont tombés et ont éclaté sur l'hôtel de ville ; deux brèches y ont été faites, l'une sur l'aile de la rue de Mars, l'autre sur cour, en haut des bâtiments où se trouvent les Services de l'architecture. Les vitres sont brisées de nouveau dans la plupart des bureaux ; il n'en reste pas une dans ceux de la comptabilité et du secrétariat qui, de chaque côté, sont ouverts à tous vents.

Paul Hess dansReims pendant la guerre de 1914-1918, éd. Anthropos

Jeudi 8 - Nuit très agitée. Canonnade de 9 h ½ à 10 h du soir, que je suis venu écouter sur le perron de mon cabinet. Éclairs de canon. Visite par les rues aux sinistrés, le matin vers 8-9 h. au Crédit Lyonnais, visite à M. Camu, rue du Clou dans le Fer. À 9 h, bombardement effroyable.

Cardinal Luçon dans sonJournal de la Guerre 1914-1918, éd. par L'Académie Nationale de Reims - 1998 - TAR volume 173
Jeudi 8 Avril 1915.

Mon Charles, batailles sur batailles près de Reims, à Bétheny, Brimont, la nuit principalement. Mitrailleuses, fusils, canons, tout marche ; c'est infernal et ça n'avance à rien. Il y en a, des victimes ! Mme Michaud, entre autres, a été tuée, laissant quatre enfants. Quand donc les fera-t-on partir ? Depuis 7 mois qu'ils sont près de Reims, ce sera déjà un soulagement. Tiens, pendant que je t'écris, j'entends les sifflements de leurs obus qui arrivent sur la ville. La nuit ne se passera pas bien ; il y aura encore du malheur. Enfin c'est la vie. Je n'y pense pas, je n'ai que toi dans la tête.

Pauvre chipot, je suis triste. Je t'aime tant. Je vais aller me coucher, c'est mon meilleur moment car là j'oublie et souvent mes rêves sont remplis de toi. Mais quel réveil ...

Je t'embrasse. A toujours.

Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) - Lettres prêtées par sa petite fille Sylviane JONVAL

De sa plus belle écriture, Sylviane Jonval, de Warmeriville a recopié sur un grand cahier les lettres écrites durant la guerre 14-18 par sa grand-mère Hortense Juliette Breyer (née Deschamps, de Sainte-Suzanne) à son mari parti au front en août 1914 et tué le 23 septembre de la même année à Autrèches (Oise). Une mort qu'elle a mis plusieurs mois à accepter. Elle lui écrira en effet des lettres jusqu'au 6 mai 1917 (avec une interruption d'un an). Poignant.(Alain Moyat)

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